lundi 2 décembre 2013

Yggdrasil

Ce texte n'est pas de moi, mais de J, un ami.

"Étant jeune, j'allais à l'école dans un petit quartier charmant, de ceux qui
ont aujourd'hui disparu, un de ces endroits français par excellence ; j'aimais ces
maisons enveloppées de lierre et ceintes de hautes murailles de fleurs, où la
senteur douce des hyacinthes et des glaïeuls se mêlait aux odeurs plus terrestres
de café et de pains frais qui s'échappaient, accompagnées de rires et joyeuses
parcelles de conversations, des fenêtres ouvertes, sur les rebords desquelles
reposaient, couvertes d'un linge blanc, propre et sain, des pâtisseries – et chaque
fois que j'apercevais ce chiffon annonciateur de délices, j'essayais de deviner ce
qui se cachait dessous, ce qui me conduisait, chemin faisant, à arriver en classe
l'esprit rempli de monceaux de tartes, babas et autres viennoiseries, tout
souvenir de la demi-douzaine de tartines bises, généreusement recouvertes de
beurre et de confiture, que j'avais ingurgitées moins d'une demi-heure
auparavant, ayant totalement disparu.

Dans le préau, le tronc recouvert, en ce début d'automne, jusqu'à
mi-hauteur des feuilles mortes que nous y amoncelions, se dressait un arbre, un
marronnier séculaire, entouré d'un vaste cercle de pelouse, où il avait
nonchalamment laissé retomber ses branches basses, qui s'étaient enracinées
dans le sol, ce qui donnait une silhouette fantastique à cet ancêtre végétal – à ce
sujet, j'appris plus tard que l'école avait été construite autour de cet arbre, jugé,
déjà à cette époque, trop vénérable et imposant pour être rasé ; les bâtiments
datant de 1742, ce marronnier était très certainement un patriarche dans son
espèce. J'aimais m'asseoir sur le matelas de feuilles, m'enfoncer dedans, m'en
recouvrir les jambes comme d'une couverture, m'adosser au tronc et, mon cahier sur les genoux, écrire d'une petite menotte malhabile des histoires naïves et merveilleuses, de ces histoires de l'enfance où fleurit ce doux sourire innocent,
qui virevolte de page en page, vole sur la crête des mots comme un éphémère
butine les fleurs, insouciant ; je m'imaginais que cet arbre était Yggdrasil,
l'Arbre-Monde des Celtes et des Vikings dont nous apprenions l'histoire en
cours. Je me mettais moi-même en scène comme un guerrier brave et sans
reproches, farouche et impétueux. Alicia, une petite fille de la seconde classe
élémentaire, dont les grands yeux bleus me donnaient beaucoup à penser, et
dont j'étais, à tout prendre, follement amoureux, autant que peut l'être un enfant
élevé dans l'univers romanesque de Scott et Dumas, était elle une princesse
noble, belle et intelligente, que tantôt je sauvais, tantôt épousais après de
grandes et courageuses actions, accomplies dans le seul but de conquérir son
cœur et de fléchir sa haute vertu.
Mais ces rêveries cessaient bien rapidement, lorsque l'un ou l'autre de mes camarades, par jeu ou par méchanceté, venait frapper à coups de pied vigoureux dans le tas de feuilles, ou m'arracher mon cahier pour organiser un jeu cruel qui consistait à se le faire passer à travers les airs pendant que, haletant et les larmes aux yeux, je courais désespérément après pour tenter de le récupérer. Un jour, l'un d'eux eut l'idée de lire à haute voix ce qui était écrit dans mon cahier, pendant que deux autres me tenaient fermement par les bras, pour que mon bourreau puisse accomplir son œuvre paisiblement. Jamais je ne fus aussi humilié que ce jour-là. Alicia, la petite beauté aux cheveux dorés, fins et
magiques, qui dansaient autour de sa jolie tête, entendit tout ; elle en éclata de
rire, ce qui me blessa plus mortellement encore que les moqueries que j'eus à
subir pendant des semaines de la part de mes camarades.

Mis à part cette exception, lorsqu'on me heurtait de la sorte, je m'enfuyais
généralement en me mordant les lèvres pour ne pas pleurer, allant me réfugier
dans un coin de la cour, après avoir repris mon cher cahier ou débarrassé mes
vêtements des feuilles mortes qui s'y étaient accrochées. Là, à l'écart, je
sanglotais tout mon soûl, et ne séchais mes larmes qu'au moment de retourner
en classe, en agitant dans ma tête des pensées noires et tristes, où venait se
glisser, corrosif et acide, le souvenir de ce rire clair et insultant, que m'avait
négligemment jeté mon ingrate dulcinée ; et je me haïssais d'être si faible quand
les autres étaient si forts, d'être doux et sensible quand les brutes sans âme
réussissaient mieux que moi. J'en venais à maudire ma mère de m'avoir mis au
monde, et le soir, après avoir essayé tant bien que mal de faire bonne figure
devant mes parents, qui s'inquiétaient de me voir peu à peu perdre l'appétit, je
m'effondrais sur mon lit, et des torrents de rage chaude et humide venaient
s'écouler sur l'oreiller ; après de longs soubresauts de colère, après avoir exécuté en pensée les pires vengeances possibles sur mes ennemis jurés, après avoir enfin reconquis l'amour d'Alicia, que je faisais souffrir quelque temps pour
qu'elle saisisse la douleur qu'elle m'avait infligée, mais à laquelle je pardonnais
finalement – et elle, résignée, adorable, m'embrassait alors, d'un long baiser au
goût de sucre et de miel -, je m'endormais finalement, souriant, ne pensant pas
le moins du monde aux événements de la journée, et n'ayant aucun doute que
« cela » ne se passerait pas de la même façon le lendemain, et que l'aube à venir
serait pleine de promesses et de consolations. Bien entendu, j'eus toujours tort à
ce propos."

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