dimanche 26 janvier 2014

Le Tombeau d'Arya



"Qu'elle avait dix sept ans, qu'elle a l'éternité !"
Mallarmé, "Sa fosse est creusée!.."




Quoi ?! Encore défier le ciel ? Vivre seul ?
Plutôt, ô noir archange, étends çà mon linceul.


Vivre ! Quand le vent qui passe souffle ton ombre
Quand j'entends chaque soir hurler dans les rues sombres
Où s'agite mon cœur, ton nom ? Errer, encore,
Quand mes caresses aërisées crient après ton corps ?


Jamais plus !.. j'ai jeté comme un gant au monde
Les mots terribles, noirs comme du Styx l'onde
Hier... mais hier aujourd'hui n'est plus qu'un rêve mort !..
Jamais plus !.. ne te voir rehausser les aurores
Des si doux orbes de ton sourire au réveil !
Rester seul avec moi-même, dans les trop longues veilles !


Courir !.. fuir !.. et te chercher dans chaque odeur,
Dans chaque rire, dans toutes les couleurs
Rêver de nos corps embrassés la superbe toile
De ton œil embrasé la scintillante étoile !
Descendre, enfin, si lentement, les degrés
Vers le repos final, vers le nuptial lit de grès,
Quand je pourrais ici, dans le jour qui expire
Courir à ton sépulcre ; un soupir, puis mourir !


Arya ! Un geste ; effleure ma paume de tes doigts,
Que je sache, que je croie, que tu es encore à moi
Dans l'au-delà !.. Que notre amour y survit !
Dis-moi !.. Mais l'enfer reste de glace ; j'envie
Ton sort ! Car si ton cœur ne bat plus sous ton sein,
Si de marbre est maintenant son beau dessein
Tu as arraché le mien d'un trop jeune corps
Où, tenace et vain, le souffle persiste encore !
Tu as, jalouse, ensevelie à tes côtés
Mon âme, offrande suprême à ta beauté
Déposée sur tes lèvres à l'heure de ta mort !..
Ne laissant qu'un spectre rétif, demi-mort !



Jérôme, 26 janvier 2014.

samedi 18 janvier 2014

Rêve, enfant des couleurs - 3 - Dans ton sommeil



Rêve, enfant des couleurs
3 – Dans ton sommeil



Mon miroir où tu te reflètes
Se pâme de jalousie.




Avant l'aube, j'irai
Dans les pétales des dernières fleurs,
Dans les ruines des forêts,
Dans les recoins restants des clairières,
Chercher quelques gouttes de lumière,
Deux à trois couleurs, vives encore.
Puis, doucement, je les ferai couler une à une
Entre tes lèvres rouges entrouvertes, ciel d'aurore,
D'où tombera, sous peu, la pluie de tes baisers.


Jérôme, 18 janvier 2014.

vendredi 17 janvier 2014

Histoire d'une folie particulière



Histoire d'une folie particulière,
ou
L'Homme qui voyait des suicides






Ce soir-là, je marchais le long de la Seine, traversant ces quais si fêtés par les poètes d'antan ; mon horizon encombré du côté des terres par les hauts entrepôts qui ont ici remplacés les pittoresques boutiques dont nous parlait Baudelaire, je jetais les yeux sur les eaux noires et profondes du fleuve, où, à la crête des vagues, se reflétaient les mystiques lueurs de la pleine lune. Les mains dans le dos, plongé dans cette muette contemplation, j'avançais lentement sur la berge de pierre grise.

Tout à coup, un cri – mais non pas un cri de détresse, non, plutôt le hurlement d'un défi jeté aux cieux, âpre et triomphant – me fit relever la tête. Je fouillai du regard les alentours pour voir d'où il provenait. À quelques centaines de mètres devant moi, se découpait, vague silhouette dans la nuit, un pont, le pont du Garigliano ; tout Parisien connaît fort bien cette haute structure, qui est, depuis sa construction, l'un des lieux de suicide, si je puis employer cette expression, les plus célèbres de la ville. J'eus l'obscur pressentiment de ce qui se passait ; hâtant le pas, je fixai de toute la puissance de mon regard la bordure du pont.

De plus en plus distincte à mesure que j'approchais, je discernai une ombre, debout sur la balustrade, qui tenait ses bras en l'air, et semblait, dans cette posture, adresser un furieux anathème au Destin qui l'avait poussée à cette extrémité. Je me mis à courir, jetant par réflexe mon manteau, me débarassant vivement de mon écharpe ; déjà je n'étais plus qu'à quelques dizaines de mètres des escaliers qui donnaient accès au tablier depuis les quais, quand je vis l'ombre osciller, ses cheveux lâchés flotter un instant, indécis, autour de sa tête, puis plonger à pic.

Ce que je fis alors – j'insiste sur ce point – ne doit pas être considéré comme un acte de courage ou quoi que ce soit de cet ordre ; non, c'était simplement la réaction instinctive d'un homme voyant l'un de ses semblables sur le point de mourir, et je ne doute pas que tout autre aurait, s'il eût été à ma place, agi de même. Je sautai à mon tour dans les eaux noires, et nageai vigoureusement vers l'endroit où la femme avait touché les flots, afin de pouvoir lui porter secours.

Arrivé là, je ne la vis pas ; de toute évidence, emportée par le poids de ses vêtements, elle était en train de couler, sans doute juste sous moi. Prenant une grande inspiration, je plongeai, brassant vigoureusement l'eau afin de descendre au plus vite. Nulle trace d'un corps ; je ne voyais pas à un mètre, mais je promenais frénétiquement mes mains en tout sens, et il me semblait que j'aurais déjà du l'apercevoir, ou à tout le moins sentir l'étoffe de ses habits, quand mon front se heurta subitement à une surface dure et rugueuse. Le choc m'étourdit pendant quelques instants, ce qui eut pour effet de me faire instinctivement remonter à la surface. Ayant aspiré une gorgée d'air, je repris mes esprits, et compris en un terrible éclair de lucidité qu'il fallait renoncer à la sauver. En effet, déjà les courants avaient du emporter le corps, et j'aurais pu plonger aussi longtemps que je le voulais, je n'en aurais pu trouver trace.

Désespéré – une femme, dans ces eaux, se mourait, et je ne pouvais que rester là, je ne pouvais rien faire pour lui porter secours ! -, je pris la décision de regagner la rive, et d'appeler sur-le-champ les urgences, m'accrochant au vain espoir qu'ils puissent la secourir avant qu'il ne soit trop tard ; je me répétais, afin de me convaincre, qu'on pouvait ranimer une personne jusqu'à douze minutes après qu'elle eût cessé de respirer, or, il s'en était écoulé deux à trois seulement. Tout dépendait de ma rapidité à agir. Aussitôt que me vint cette pensée, je me mis à nager de toutes mes forces, pour regagner la rive, où étaient mon manteau, et, dans la poche intérieure, mon téléphone cellulaire.

Cinquante secondes plus tard, au plus, je me hissais sur la berge, ruisselant, aveuglé par l'eau qui s'écoulait de mes cheveux, frissonnant au contact de l'air glacial ; ne prêtant aucune attention à cela, je courus jusqu'à ma veste, et appelai les secours. Cela fait, je m'écroulai sur le sol, tout à coup étrangement épuisé. Je sentis un liquide chaud et poisseux qui coulait sur ma temps ; j'y portai la main, c'était du sang.

Quelques minutes plus tard, j'entendais les sirènes des ambulances arriver ; comme derrière un rideau de brumes, je vis les feux d'une vedette de police briller en-dessous du pont, fouillant les eaux de toute la puissance de leur éclat. Puis tout devint flou, et je sombrai dans l'inconscience.




Lorsque je revins à moi, j'étais allongé sur un lit d'hôpital, dans une petite chambre. Ma tête me faisait horriblement mal ; portant machinalement la main à mon front, je sentis un bandage épais. Sans doute la blessure que je m'étais faite en touchant le fond du fleuve était-elle plus grave que je ne l'avais cru sur l'instant. Le fleuve ! Tout me revint, la femme qui avait sauté du pont, ce qui avait suivi... Mais elle ? L'avait-on retrouvée ? Avait-on au moins repêché son corps ? Assailli de pensées contradictoires, j'essayai de me lever mais, trop faible, je retombai aussitôt sur le lit. Me maudissant intérieurement, j'avisai un bouton rouge, pendant à un fil, à ma droite. Je le pressai nerveusement, espérant avoir des renseignements de l'infirmière.

Quand cette dernière entra dans la chambre, je la bombardai de questions. L'air surprise, elle me répondit qu'elle n'avait eu connaissance d'aucun corps qui aurait été retrouvé dans la Seine durant la nuit ; elle ajouta qu'on m'avait amené, une lourde plaie ouverte au niveau de la tempe, aux environs de minuit, et que les urgentistes qui me transportaient lui avaient seulement dit que j'étais tombé à l'eau, et m'étais blessé, d'une façon ou d'une autre, peu avant de les appeler en parlant de façon incohérente d'un suicide, ce qu'ils croyaient être une référence à une infructueuse tentative de ma part.

L'esprit plein de pensées contradictoires et qui se succédaient sans aucune logique, je me rassis sur mon séant, pensif. Pourtant, je n'avais pas pu imaginer cette femme, je l'avais vue ; elle avait essayé de se suicider, très probablement elle y était parvenue, et sous peu, sa disparition, si en effet son corps n'avait pas encore été retrouvée, serait signalée par ses amis, sa famille... Ruminant ces pensées, je retombai finalement dans un sommeil malsain, peuplé de rêves terrifiants où je me voyais tantôt sauter moi-même de ce pont, tantôt cette mystérieuse silhouette féminine, alors que, comme cloué au sol des quais, je ne pouvais esquisser le moindre mouvement, forcé à la regarder, impuissant, se noyer en appelant à l'aide, et finalement couler à pic, sa main encore tendue vers moi, comme le seul qui pouvait la sauver de cet acte qu'elle regrettait déjà, et je voyais dans ses yeux, quoique je ne puisse pas, dans mon songe, distinguer clairement son visage, l'envie de vivre, de VIVRE...




Au soir, les médecins me permirent de regagner mon domicile ; une fois rentré, je tombai dans les affres d'une forte fièvre, qui dura six longs jours, jours durant lesquels je ne pus m'extraire de mes draps. Tantôt des crises de délire me prenaient en leurs tourbillons hallucinatoires, et je voyais devant mes yeux défiler des figures qu'il me semblait avoir connu longtemps, très longtemps auparavant, tantôt je restais simplement prostré pendant des heures, incapable du moindre mouvement, fixant d'un œil hagard le plafond, où virevoltaient quelques mouches attardées, qui me narguaient par leur extrême facilité à se mouvoir en tous sens, et leur apparence d'insouciance gaie.

Le matin du septième jour, je sentis que la fièvre redescendait, et que mes forces me revenaient peu à peu ; les vapeurs qui jusque-là envahissaient mon esprit étaient presque totalement dissipées. Je décidai, après avoir avalé un petit-déjeuner léger, et constaté avec bonheur que le goût des aliments m'était revenu, d'aller faire une courte promenade au-dehors.

J'habite à quelques pas du bois de Vincennes, qui est une sorte de refuge pour tous les amoureux du calme, du XIème au XVème arrondissement. Je me dirigeai donc dans sa direction – il me suffisait de longer l'avenue Deaumesnil dans le quart de sa longueur, et je me retrouverais, passées les grilles, à l'orée des premières frondaisons, luxuriantes en cette fin de mois d'août. Enfiler une veste légère, m'assurer de la présence dans ma poche de mon étui à cigarettes et de mon briquet, puis dévaler quatre à quatre les escaliers, cela fut l'affaire d'une poignée de minutes tout au plus, et je me retrouvai dans la rue.

Il était onze heures peut-être ; les rues étaient animées, mais non surpeuplées, ce qui me soulagea grandement ; je n'étais pas en état de supporter l'oppression d'une foule envahissant les trottoirs. Haut déjà dans le ciel, le soleil jetait généreusement ses rayons sur le quartier, ce qui, à n'en pas douter, entrait pour beaucoup dans la joyeuse humeur quasi-générale que montraient les passants, tout autour de moi. Sous le porche de l'église du St-Esprit, un couple de jeunes amoureux se tenait enlacé, échangeant sur un ton de conspirateurs des mots doux, leurs frais minois illuminés par un même sourire un peu niais ; je souris à leur vue. Une joie calme et profonde me fit relever la tête ; définitivement débarrassé de toute trace de fièvre, je décidai de rallonger le chemin en passant par le viaduc des Arts, où je retrouverais peut-être l'une de mes connaissances, la peintre Valentine Durray, qui avait installé là-haut, depuis presque trois années, son chevalet et ses grandes feuilles à croquis, et pillait incessament, avide, à chaque jour un nouveau détail de cette vue grandiose dont on jouit lorsqu'on se tient au centre du viaduc, regard tourné vers l'ouest.

Valentine était une grande amie ; j'avais même, aux premiers temps de notre amitié, éprouvé pour elle des sentiments plus intimes, ce qui donnait à mon affection une nuance toute particulière de chaleureuse tendresse. Elle m'appréciait également énormément ; lorsque je l'avais rencontrée, lors d'un voyage en Suisse, quelques années auparavant, j'avais été l'un des premiers – et des plus ardents – admirateurs de son style innovant, de son incroyable maîtrise des formes du corps, de sa pensée aérienne, romantique, teintée de surréalisme. Je l'avais incitée à venir à Paris, l'assurant de mon entier soutien dans cette tâche ardue qu'est le fait de percer au sein du monde artistique de la capitale française, et, à vrai dire, elle n'avait jamais eu à s'en repentir. Grâce à son talent, combiné aux efforts que j'avais faits pour lui obtenir, là une critique favorable, là une place dans une exposition, elle avait rapidement réussi à se tailler une place au soleil des artistes – qui est, non la vaine gloire, mais la reconnaissance par leurs pairs. Ce noble cœur n'avait jamais oublié la part que j'avais eu dans son succès, et nos rencontres étaient toujours pleines de charmes, assaisonnées de dialogues éthérés sur notre passion commune, qui consistait principalement à jouir de la beauté sous toutes ses formes, et à la commenter longuement.

J'avais vu juste : elle était là, à son emplacement habituel, traçant d'une main nerveuse et sûre de grands traits de fusain sur sa toile. Cependant, et ce détail attira mon attention, elle était dos à la rambarde, comme si elle avait voulu, par un fait exprès, se priver du panorama, et n'avoir devant elle que le mur de pierre, uniforme, auquel était accolé son chevalet. Curieux, je m'approchai ; elle m'aperçut, me sourit, puis se replongea dans ses furieuses esquisses. En arrivant à sa hauteur, je pus enfin discerner la scène qu'elle crayonnait ; sur-le-champ, pris d'horreur, je fis un pas en arrière.

Ce qu'elle dessinait, c'était cette scène ! Cette même scène dont je me rappelais si bien, cette femme debout sur le parapet, dressée au-dessus des eaux tumultueuses, ces mêmes cheveux voletant autour d'elle, bras tendus vers les cieux comme une Furie vengeresse ! Rien n'y manquait, pas même la pleine lune, enflammant de ses pâles rayons l'écume, conférant à cette figure du désespoir une dignité qui touchait au sublime, pas même le promeneur attardé – moi ! - qui, stupéfait, affolé, regardait depuis les quais, impuissant, cette explosion de douleur insoutenable !

J'étais devenu livide ; mû par un obscur pressentiment, je décidai qu'il ne fallait pas que je parle à mon amie de l'extraordinaire correspondance qui existait entre son tableau et ce qui m'était arrivé une semaine auparavant. En effet, puisque je ne l'avais pas croisée depuis, comment aurait-elle pu savoir ?.. Il y avait là une touche comme surnaturelle qui me poussait à ne rien dire, de peur qu'elle ne me jette ce regard étonné et craintif qu'on accorde à ceux dont on suppose la raison troublée. Après quelques mots échangés, je la quittai, fuyant presque, de toute évidence en proie à un trouble profond, en balbutiant quelques mots à propos d'un rendez-vous pressant ; j'espérais seulement que, absorbée par son travail, elle ne remarquerait pas l'étrangeté, sinon l'absurdité, de ma conduite.

En proie à une terrible oppression, je redescendis, cette fois presque en courant, le viaduc, et, sans réfléchir un instant à ce que je faisais, je repris la direction de chez moi. Je tremblais de peur ; il me semblait que le ciel, tout à l'heure si clair et si lumineux, s'était obscurci, couvert de nuages, et qu'un éclair allait, d'un moment à l'autre, me frapper et me réduire en cendres ; je m'attendais à voir des démons jaillir des facades, me riant au nez, d'un rire moqueur et maléfique. Je ne savais s'il fallait me croire fou, ou supposer là une incroyable coïncidence – non, cela n'était pas !.. cela ne pouvait pas être ! La ressemblance, l'identité même, était trop vraie, trop parfaite, trop inexplicable !..

Ruminant ces sombres pensées tout en marchant d'un pas précipité, j'étais pesque arrivé à la hauteur de mon domicile, quand, tout à coup, j'entendis un cri – le même ! – venant du haut d'un immeuble, à ma gauche. Levant les yeux, j'aperçus distinctement un enfant, debout sur le rebord d'une fenêtre, au dernier étage, qui me regardait – et il sauta dans le vide !

Il vint s'écraser à quelques pas de moi, avec un horrible craquement d'os brisés, dans un affreux jaillissement de sang et de morceaux de chair mêlés d'éclats calcaire. Je regardai tout autour de moi ; de nombreux passants marchaient, paisiblement, et aucun d'eux ne paraissait être le moins du monde troublé, tout au plus un coup d'oeil intrigué en ma direction – il était évident que j'étais le seul à voir cet enfant, et que la seule chose qu'eux voyaient, c'était moi, immobile au milieu du trottoir, les traits déformés par une monstrueuse terreur, sans raison apparente !..

Enjambant le corps inerte de l'enfant, je me mis à courir comme un dératé. La peur la plus intense faisait se mouvoir mes jambes avec une incroyable vélocité ; en quelques dizaines de secondes, j'étais chez moi. Je fermai la porte à double tour, et, avisant une bouteille de vin qui était restée sur la table de la cuisine, je la débouchai, et en bus la moitié d'un seul trait. Après quoi, je m'affalai sur une chaise, vomis, et m'effondrai finalement sur le plancher, dans un état proche de l'inconscience.




Il fallut quelques heures pour que mon esprit sorte de la volontaire prostration dans laquelle il s'était plongé, de la même façon qu'un enfant se recroqueville en position foetale sous les coups, et tente ainsi de nier leur existence. Finalement, lorsque j'émergeai, le soleil se faisait déjà rare, et la nuit approchait. Un calme profond, résolu, m'emplissait ; il me fallait prendre une décision, et mon corps, conscient à sa façon de cela, m'en donnait les moyens. Quoique j'aie pu, je le conçois vous paraître, jusqu'ici, être impressionnable et impulsif, cela n'est point ; je suis, en réalité, quoique d'une grande sensibilité, lucide au plus haut degré, et cette clarté de l'esprit avait enfin repris le contrôle de mes terreurs qui, quand on y réfléchit, sont plus que compréhensibles, étant le résultat d'évènements aussi effrayants qu'inattendus.

Je m'assis dans mon canapé et m'allumai une cigarette. Tout en inspirant profondément l'odorante fumée, je réfléchis au parti que j'avais à prendre face à ma situation. Il était évident que je devenais dément ; cependant, je ne pouvais en aucun cas aller voir un médecin, qui, aussitôt que je lui aurais raconté mon histoire, m'aurait fait enfermer en asile, ou forcé à prendre des quantités de drogues astronomiques qu'il m'aurait présentées comme étant des médicaments, et qui auraient peu à peu dévoré mon cerveau, jusqu'à faire de moi, à vingt-cinq ans que j'avais, un infirme prématuré, hoquetant sur son fauteuil, incapable d'une quelconque activité, l'oeil vide fixant sans le voir le mur sale, un filet de bave coulant à la commissure des lèvres. En parler à qui que ce soit d'autre n'aurait pu qu'avoir un effet similaire ; il ne me restait donc qu'à vivre avec. « Après tout, me dis-je, il n'est pas si gênant que ça de voir de temps à autre une personne se suicider, du moment que vous savez que ce n'est pas réel ; ce sera juste un peu plus effrayant qu'un court extrait de film d'horreur qui se déclencherait de façon aléatoire ». D'ailleurs, ce phénomène pouvait tout aussi bien cesser d'un jour à l'autre, voir ne jamais se reproduire une seconde fois – vain et faux espoir, je m'en aperçus par la suite.
La seule question qui continuait à me perturber – et qui revient sans cesse, jusqu'à aujourd'hui – était celle-ci : « La première fois, était-ce mon imagination, ou cette femme s'était-elle réellement noyée dans la Seine, juste sous mes yeux ? ». J'ai longtemps fouillé chaque journal que j'ai pu trouver étant paru cette semaine ; aucune disparition qui corresponde, rien, pas même l'ombre d'un indice. Pourtant, je doute encore ; comment me résoudre à penser que la terreur si poignante, la compassion si vraie, que j'avais ressentis n'étaient nés que d'une incertaine et spectrale vision ? Comment croire que mon esprit malade et halluciné avait pu, seul, créer la sinsitre et sublime poésie de ces deux bras, ailes d'ange déchu, tendus au-dessus de l'abîme des flots ? Et ce tableau (au sujet duquel je n'ai jamais pu me résoudre à demander la moindre explication à Valentine) ? Faut-il penser que cela aussi n'était que le fruit de mon imagination délirante ?

Des semaines, des mois, se sont écoulés depuis cette soirée ; je vis désormais presque constamment entouré de mourants imaginaires. Peu à peu, je m'y suis accoutumé. Seul mon regard, de temps à autre, par son agitation fixe et affolée, pourrait me trahir. À chaque instant, jaillissant du sol, des murs, chutant du ciel, des fantômes venus de tous lieux, de toutes époques, viennent devant moi se faire sauter la cervelle, s'empoisonner, s'écraser sur le pavé, jeunes et vieux, hommes et femmes. Il n'y a que dans l'intimité de mon appartement que ce continuel spectacle m'est épargné, pour une raison que je n'ai pu élucider ; à l'exception d'un soir, où j'entendis sonner à la porte – et, lorsque j'allai ouvrir, je vis devant moi une jeune fille qui, posant sur moi un regard fixe et dur, s'ouvrit lentement les veines des poignets, et, baisant de ses lèvres les plaies, l'une après l'autre, aspira goulûment le sang qui en coulait à torrents, avant de s'effondrer sur le palier, la peau fraîche de ses joues et l'émail pur de ses dents inondés de pourpre.

Je n'oublierai jamais le spectacle que je vis, lorsque, prenant mon courage à deux mains, je me décidai à sortir enfin de chez moi, le surlendemain de cette soirée, après être resté enfermé, rideaux tirés, pendant quarante-huit heures.

Arrivé au niveau de la rue, je me trouvai face au plus indescriptible chaos qu'il m'ait jamais été donné de concevoir. Vingt hommes et femmes, au moins, étaient postés sur les toits et les balcons ; l'un après l'autre, au fur et à mesure que j'avançais, tentant d'agir comme si de rien n'était, mais ne pouvant empêcher mon regard affolé de parcourir la scène en tous sens, ils sautèrent tous, s'écrasant en tas informes sur le trottoir, la chaussée, l'un d'eux s'empalant même sur un lampadaire. C'était une féerie digne des plus sombres romanciers ; Poe en eût pali d'aise. Des couples s'entre-éventraient au beau milieu de l'avenue ; assis à la table des cafés, invisibles aux yeux des autres consommateurs, de cyniques dandys tout droit sortis du XIXè siècle buvaient de grandes coupes de ciguë et tombaient raides morts sur le pavé, après m'avoir accordé un ultime et très distingué clignement de l'œil en guise de salut funèbre. D'autres, plus âgés, se faisaient éclater la cervelle, l'air digne et fier dans de grandes redingotes noires. Un grand nombre de petits garçons et de petites filles, issus de toutes époques et de toutes les classes sociales, rivalisant de charme et doués au plus haut point de cette vivante fraîcheur qui est ce qu'il y a de plus ravissant dans l'enfance, se jetaient sous les roues des voitures en riant comme si c'eût été là un jeu nouveau, et périssaient, écrasés, par dizaines, jusqu'à ce que la route ressemble au fleuve de sang de l'Apocalypse.

Je suis désormais coutumier de ce genre de visions, et elles n'excitent plus en moi qu'une sorte de légère curiosité quand à l'innovation dont fait quelquefois preuve mon inconscient quand à leurs détails. Mais ce jour là ! Il me fallut faire les plus grands efforts du monde pour ne pas m'enfuir en hurlant de terreur, pour ne pas laisser la folie me serrer à pleins bras et m'emporter dans sa brûlante étreinte ! Je sentais des frémissements nerveux, des tics indomptables, me traverser en tous sens ; je réfléchis fréquemment, durant les deux premières semaines, à mettre moi-même fin à mes jours ; depuis, avec l'aide de l'habitude, et en espaçant au maximum mes sorties au-dehors, j'ai réussi à me défaire de cette idée.

Dernièrement, je dus assister à l'enterrement d'une de mes tantes éloignées. Après que le prêtre eût fait son office, il nous fallut, tour à tour, passer devant la bière ouverte, pour saluer la défunte avant qu'elle n'entame son long voyage vers l'Inconnu. Lorsque ce fut à moi, je ne pus réprimer un sourire amusé, en voyant l'aspect si paisible, si peu impressionnant, de ce cadavre pâle et tout ridé, par rapport à ceux que je voyais chaque jour. Cela m'attira des regards chargés de reproches, voir ouvertement furibonds, de la part de ses enfants, mes cousins et cousines. Mais je leur pardonne ; ils ne savent pas, eux, que, quoiqu'encore résident de ce monde-ci, je vis d'ores et déjà dans le sein du royaume de la Mort !

mercredi 15 janvier 2014

Melancholia


 
Capitale de la douleur, cette cité
Où n'éclosent, en fait de roses et pâles bouquets,
Que les fleurs du mal ! Moi, je surplombe, attristé,
La Seine qui s'enrubanne entre les taquets.

Jolie jeune veuve, coquette noir vêtue
Je voudrais quelquefois, tu sais, me passer au doigt
L'anneau des noyés ! Prendre ton amour qui tue
Danser dans tes eaux, ô ma rivière ! Avec toi !

C'est en ces heures – quand, au loin, j'entends sonner
Les cornes de brumes des clochers, ressassant
L'appel aux naufragés des villes, résonner
Les pas légers – où vont-ils ? – des derniers passants,

C'est en ces heures, que tu viens, Melancholia,
Fidèle à mon âme comme un spectre à ses murs
Joncher mes vers de chrysanthèmes et camélias
Moduler, ma compagne, tes longues complaintes

Prends ma main ! Enlaçons-nous ! Jette ce sombre voile !
Esquissons une valse divine, un pas de spleen
Glissons sur les pavés, gisons sous les étoiles,
Ô ma charmante amoureuse, ô mon Ombeline !

dimanche 12 janvier 2014

Les penseurs



Certes, nous avons franchi bien des précipices ;
Sans doute, nous voilà bien proches des sommets.

À quoi n'avons-nous pas renoncé ? Être aimés ;
Admirés ; Encensés. Jusqu'à la lie le calice
Nous avons bu. Cependant !.. un dernier regard,
Ami ! Sur les terres, sur les plaines. Vois !

Les vivants, jouissant de ce que le ciel leur envoie,
Les hommes – qui, je le sais, pour nous n'ont nul égard !

Mais enfin, une dernière larme pour leurs joies
Qui eussent pu être nôtres ! Désirs, plaisirs,
Démences ! Et pourtant, je rêve encore à nos lyres.
Rire ! Aimer ! Vivre ! Douces folies, riantes lois !

Ah !.. Compagnon, il me semble, en ces tristes jours,
Que nous sommes nés pour être déçus toujours !




Jérôme, 12 janvier 2014

vendredi 10 janvier 2014

Le jardin

S'ouvre le jardin où attendent les oubliés,
Ils reposent impassibles, dans leurs écrins de marbre.
On voit là une stèle qui prend racine sous un arbre,
L'aurore éclaire son nom à demi effacé.

Aucune larme, aucune veuve, pour cet homme sans passé.
Qui fut la enterré, à l'abri, apaisé.
Sans pleurs éphémères, ou bouquets de fleurs séchées,
Mais avec pour vaine mémoire, une stèle brisée.

Et pourtant les rayons du soleil chaleureux,
Frappent toutes les tombes, de l'été à l'hiver.
Mais ils se font toujours plus brillants sur les pierres,
Des sépultures anonymes tournées vers les cieux.

jeudi 9 janvier 2014

Eurêka, I



Mikhail Daseltof était né dans les profondeurs glacées de la Russie, dans la petite ville de Tromsk. D'ailleurs, le lieu de sa naissance n'avait que peu d'importance ; qu'elle ait débuté dans des royaumes mystérieux, dans des contrées féeriques, ou dans les cités immenses et surpeuplées, dans ces œucumènes devenus des autels du Progrès, sa destinée eût été la même. Il était de ces êtres qui portent, sous le front, invisible mais pressentie, une marque distinctive devant laquelle les circonstances et les hommes fléchissent.

Toute son enfance durant, il avait été vu comme un enfant introverti, insensible presque. Peu sociable, rêveur, il ne laissait guère prise aux émotions, ou plutôt n'y paraissait jamais. Lui adressait-on la parole, il répondait, toujours vaguement, en fixant du regard, derrière vous, un quelque chose imprécis, vers quoi toutes ses forces semblaient tendre ; malgré qu'il fut sage et travailleur, intelligent, doué même, ses parents, au fond de leurs cœurs, ne parvenaient pas à l'aimer, à cause de cela même – il est de ces regards qui, lorsqu'on les aperçoit, nous font frissonner, sans que nous ne voulions l'avouer ou ne puissions l'expliquer. Doté, en réalité, sous cette affectation de marbre, d'une sensiblerie extrêmement profonde, et son silence n'étant que la seule réaction possible devant un monde dont il voyait, sans le comprendre, l'effroyable illogisme, il sentait cela, malgré leurs factices bienveillances.

Le lendemain de ses onze ans, alors qu'il marchait, pensif, dans le jardin qui s'étendait à l'arrière de sa maison, laissant dans la neige de petites empreintes au tracé incohérent, signe d'une profonde réflexion, où les jambes, laissées à elles-même, avaient pris des directions aléatoires, quiconque l'eût vu eût pu déceler dans ses yeux, très sombres, une pensée des plus intenses : ce petit bout d'homme s'apprêtait à prendre une décision, tout à coup arrêté net dans la pose immortelle d'un Renan. Cela dura quelques instants, puis, tout à coup, un éclair vif traversa ce regard acéré et froid, et, après avoir tourné son visage vers le ciel, comme pour le prendre à témoin, il s'en retourna vers chez lui.

À compter de ce moment, il devint, brusquement et sans aucune raison, l'être le plus affable et le plus apprécié qu'on puisse imaginer. Tout à coup plein de prévenances pour ses camarades, joueur, enfantin en un mot, étalant un irrésistible charisme devant tout un chacun, séducteur même, faisant preuve dans la mesure nécessaire de ce bon sens un peu sot que nous aimons à trouver chez les autres, parce que nous ne nous en sommes jamais débarrassés nous-mêmes, il fut en peu de temps aimé et populaire. À douze ans, il régnait en maître, de façon insensible et délicate, sur un large cercle de jeunes gens et de jeunes filles.

Cela dura jusqu'à sa sortie du collège, pour l'université, à seize ans. Il disparut alors subitement. Ses parents n'eurent jamais plus aucune nouvelle de lui ; il ne garda le contact avec aucun de ses anciens amis ; une jeune fille avec laquelle il entretenait une relation, qui du point de vue de cette naïve créature, présentait toutes les formes d'un grand amour partagé, n'eut pas même l'aumône d'un mot d'adieu. Il avait, par des moyens inconnus, réussi à rassembler une petite somme d'argent, et, alors qu'il partait en apparence pour Moscou, il s'était embarqué sur un vol pour les États-Unis, muni de faux papiers qu'il avait achetés depuis un certain temps – comment un adolescent de son âge avait-il pu... ? Mystère. 

(À suivre) 

Sonja (achevé et revu)


Sonja




Tout cela se passa très rapidement, à vrai dire, et je n'en ai plus que des souvenirs confus, incomplets et discontinus – n'avez-vous jamais eu ces mémoires imparfaites d'un événement qui, pourtant, comptait beaucoup ?

J'étais, ce jour-là, assis dans un arrêt de bus, attendant pour rentrer chez moi. Je réfléchissais, à quoi, je ne sais plus, mais je me souviens bien que je regardais, au loin, un vol de corneilles, qui criaient en tournant autour de trois arbres dénudés – nous étions déjà à la fin de l'automne, et il faisait froid, quoique ce soit aisément supportable.

Elle vint s'asseoir à côté de moi. Perdue dans ma contemplation, je ne l'avais pas vu approcher, et j'esquissai un mouvement de surprise. Sans doute crut-elle que j'allais me lever pour lui laisser la place, car elle se recula en s'excusant. Je souris – les gens craintifs m'ont toujours attiré ; de façon général, ce sont, tout comme moi, des sensibles, et je me sens plus à l'aise en leur compagnie qu'en celle de ces gens qui s'imposent partout, sans-gêne, jacassent continuellement, et vous irritent par leur perpétuel bavardage sans but. Elle me rendit mon sourire, timidement – et je profitai de cet adoucissement de nos relations pour la regarder.

L'air pauvre, mais cependant fort digne dans ses vêtements bons marché, et qui semblaient avoir vécu, elle serrait nerveusement sur ses genoux un petit sac de cuir brun, abîmé par endroits ; son visage était plutôt joli, quoiqu'un peu maladif, ses mains, posées sur le sac, étaient longues et fines, très nerveuses, et presque sans ongles, rongés qu'ils l'étaient. Elle avait de très beaux yeux, très profonds, vert foncés, avec un petit cercle orangé au centre, comme un soleil miniature. Soudain – elle s'était sans doute aperçue que je la regardais –, elle fixa son regard sur le mien, et je détournai la tête, rougissant d'avoir été ainsi surpris.

Ce fut à ce moment qu'elle commença à parler. Rien d'extraordinaire, au début du moins ; des considérations banales, plates presque, sur le temps, les gens, la ville dans laquelle elle disait revenir pour la première fois depuis plusieurs années – je répondais brièvement, par ces acceptations indécises qu'on jette en pâture dans ces échanges usuels jusqu'à en être ennuyeux. Et puis, tout à coup, elle me demanda pourquoi je vivais seul.

J'eus grand-peine à ne pas laisser éclater ma surprise, mon indignation presque ; je lui demandai, effaré au fond de moi-même, mais en tâchant de le laisser paraître le moins possible, ce qui l'amenait à faire pareille supposition ; à quoi elle ne me répondit que par un sourire mystérieux, teinté d'une sorte de mélancolique tristesse, très douce, très compréhensive.

Ma curiosité avait été éveillée ; je me mis à parler, moi aussi – je ne pouvais pas laisser partir comme cela une femme qui semblait avoir si aisément lu en moi, il fallait que j'en sache plus. Je racontai que oui, en effet, je vivais seul, et que c'était parce que, jusqu'ici, je n'avais jamais réussi à supporter l'idée que quelqu'un partagerait chaque soir mon lit, serait toujours là, autour de moi, hanterait ma maison, m'exproprierait en quelque sorte, et, surtout, me défendrait ces longs moments de solitude que j'appréciais tant ; en fait, je m'en rends compte maintenant, je lui exposai tout cela avec beaucoup de franchise, bien qu'elle soit, de fait, une totale étrangère.

Elle me rétorqua que tout cela pouvait être accepté sans aucun problème, et que ces inconvénients disparaissaient d'eux-mêmes, dès lors qu'on aimait. Poussé par une sorte d'impulsion, je la regardai droit dans les yeux, et lui dis que je ne savais pas ce que c'était que cela, et que je ne croyais pas que cela existe en dehors d'un mythe créé par les hommes, pour s'affranchir de leurs vies mornes et de leurs servitudes. À nouveau, elle sourit, cette fois-ci presque avec condescendance, mais de la même façon très douce, comme sourient ceux qui ont beaucoup souffert, et je ne me sentis pas le courage d'argumenter. Je baissai les yeux, et je regardai ses belles jambes, très fines, dans des collants noirs, parsemés de petits trous, où affleurait une peau blanche, très fine, légèrement teintée par le bleu des veines qui y affleuraient, et je sentis en moi une vague émotion - c'était vraiment une très belle chose que cette peau...
Un autocar arriva – était-ce le 19 ? Ou le 17, je ne sais plus... ; elle se leva, rectifiant machinalement les plis de sa jupe, et, se tournant vers moi, me sourit, puis : Au revoir, dit d'une voix où je voulus entendre quelque chose comme une promesse, glissée entre ces mots si simples, dans un certain ton que je crus discerner, dans ces yeux rieurs et tristes à la fois. Elle s'éloigna, et de toute la soirée, je ne pus me débarrasser de l'image de son sourire, ni de l'écho de ses paroles énigmatiques ; dès le lendemain, cependant, je cessai d'y penser, sinon par à-coups, lorsque je n'avais rien à faire, ou quand je repassais, par hasard (mais plus souvent, étrangement, qu'à l'habitude) devant ce même arrêt de bus.


***


Pendant deux semaines, je ne la revis pas, et, ce jour-là, je l'avais presque totalement oubliée ; je me promenais dans un petit parc, non loin de la gare – il était un peu plus de trois heures de l'après-midi, me semble-t-il. C'est un très joli parc, un ancien jardin botanique, comme il y en dans toutes les grandes villes. J'aimais beaucoup à y marcher, en réfléchissant à tel ou tel ouvrage que j'avais lu durant la matinée, ou encore en ruminant des pensées profondes et graves, comme si j'avais d'ores et déjà été un vieillard, courbé sous le poids des ans. Le parfum doux des quelques fleurs qui subsistaient sur les massifs épars, le silence seulement troublé de temps à autre par les trilles des rares oiseaux qui n'avaient pas migré, et les tons chatoyants des arbres qui, dans le micro-climat très doux qui régnait ici, n'avaient pas encore perdu leurs feuilles, m'apaisaient grandement, et me permettaient d'oublier les soucis qui étaient miens. Car, de fait, à cette époque, je me sentais mal à l'aise : mes études, quoiqu'elles soient toujours un succès, ne me passionnaient plus autant que lorsque je m'y étais engagé, et je me sentais, de façon générale, très las de cette vie morne et triste. Mais à ce moment, j'étais, me semblait-il, très loin de toutes ces choses, et je contemplais, rêveur, les cimes des hauts sapins qui oscillaient – de temps à autre, une pomme de pin tombait au sol, avec un petit bruit sec.

Et puis, au détour d'une allée, je relevai la tête, et je la vis, debout, la main appuyée sur le tronc ancien d'un chêne ; elle me regardait, avec ce même sourire énigmatique, et dans ses yeux semblaient s'agiter de nombreuses et lourdes pensées. Aussitôt, sans que je ne puisse m'expliquer pourquoi – après tout, qu'il y avait-il d'extraordinaire dans le fait de la croiser ici ? - je rougis, et mon cœur s'emballa très vite ; mes pensées étaient comme frappées de confusion, et une fois arrivé près d'elle, je mis plusieurs secondes (qui me semblèrent des éternités, et le sang affluait de plus en plus à mon visage) à pouvoir articuler « Bonjour » tout en souriant, à ce qu'il me paraissait, de la façon la plus stupide imaginable. Je restai là, bras ballants, tentant sans succès de me donner une contenance quelconque, mais je ne réussis qu'à prononcer (et aussitôt je me maudis intérieurement de toutes mes forces, et mes joues virèrent à l'écarlate le plus marqué) ces quelques mots ridicules : « Vous êtes charmante ».

Dépeindre l'état de gêne extrême dans lequel je me trouvais à ce moment serait impossible ; j'avais la sensation que je ne me contrôlais absolument pas, et que cela n'allait que s'empirant sous le feu de ses prunelles rieuses. Je songeais déjà à m'enfuir à toutes jambes hors du parc, puis à ne plus jamais sortir qu'avec de grandes lunettes noires et un haut cache-col, de façon à ce que, si jamais je la recroisais, elle ne puisse pas me reconnaître, et je n'avais pas encore eu le temps de prendre conscience de toute l’extravagance de ce projet quand, après m'avoir, pendant tout ce temps, considéré d'un air curieux, où se lisait un grand amusement, elle vint vers moi en me tendant la main, et me répondit « Bonjour » puis « Merci, vous êtes trop aimable » de la façon, réellement, la plus affable et la plus charmante que l'on puisse concevoir.

Je fus quelques secondes sans pouvoir esquisser un geste, réellement trop stupéfait, avant d'arriver enfin à comprendre ce que je devais faire ; je lui serrai la main en tentant de reprendre un air digne – sans doute n'y arrivai-je que partiellement, car son regard ne se départit pas de cette lueur amusée et bienveillante à la fois, comme lorsque vous regardez les airs embarrassés d'un petit garçon, alors qu'il tente de se donner une mine sérieuse ; et si vous vous empêchez, pour ne pas le blesser dans son amour-propre, de rire ouvertement, vos yeux expriment malgré vous tout le comique que vous trouvez dans cette scène.

Sans transition, elle se mit, tout en marchant lentement (et je lui emboîtai le pas sans même m'en rendre compte), à reprendre la discussion que nous avions eue à notre première rencontre, tout comme si nous nous retrouvions de la veille ; elle parla – et l'indéniable culture dont elle faisait preuve acheva de me déconcerter tout à fait – du sentiment amoureux en littérature, de son évolution au fil des civilisations, et d'encore bien d'autres choses dans ce même ton. Pendant les premiers temps, je ne pus guère qu'approuver d'un hochement de tête muet toutes les quinze à vingt secondes ; puis, à mesure que je reprenais possession de mes facultés, me sentant à l'aise dans un sujet qui m'avait beaucoup intéressé durant ma première année d'études, et que, grâce à cela, je pouvais me targuer de connaître de près, je rentrai dans la discussion de façon active, et développai mes objections ; nous parlâmes longtemps, et nous étions encore là, à débattre, quand je vis, derrière les franges orangées des feuilles, scintiller les feux pourpres du soleil couchant.

Saisi d'une subite impulsion, je posai la main sur le bras de ma compagne ; celle-ci, interloquée, me jeta un regard surpris, auquel je répondis en lui désignant du geste le tableau somptueux qui se découpait à l'horizon.

C'était, réellement, un spectacle admirable. L'astre du jour s'enfonçait lentement derrière la ligne irrégulière des collines qui se dressaient à l'ouest de la ville, et ses derniers rayons, comme s'ils redoublaient d'énergie, emplissaient le ciel alentour d'une grande auréole couleur de sang ; les nuages plus éloignés déclinaient toutes les teintes du rouge, jusqu'au rose pâle. Un doigt fantastique, jouant avec des couleurs dont l'éclat est inconnu aux palettes des peintres, semblait avoir ici et là, suivant une organisation fantaisiste, étalé de fastueux lavis écarlates et mauves, en grandes traînées, sur la toile azurée ; les toits des maisons et les cimes des forêts, en accrochant la lumière, paraissaient être dévorés par d'immenses brasiers. Nous demeurâmes là, sans mot dire, jusqu'à ce que, une fois les derniers éclats disparus, la nuit s'installe peu à peu – et la lune se levait, plus vive à chaque instant, et des étoiles, rares encore, naissaient dans le firmament, comme semées là, à la volée, par quelque main prodigue.

Instant intense s'il en est ; une contemplation partagée et la lente montée mystique dans deux cœurs battant à l'unisson d'un sentiment d'éternité devant les plus immortelles des grâces que dispense la nature. Face à cet éclat pâlissent, soudain devenues superficielles et fugaces, les plus voluptueuses amours et les étreintes les plus passionnées.

Mais, à cet instant, si les fibres les plus profondes de mon être tendaient à l'amour, mon esprit, emporté dans des mondes trop éthérés, volait bien loin au-dessus de ces choses. D'ailleurs, naïf encore, je croyais alors qu'aimer n'était qu'une fallacieuse sublimation d'instincts animaux, et je le rejetais comme tel, n'ayant pas poussé ma réflexion jusqu'à l'étape suivante, à savoir « et quand bien même ?.. ».

Nous parlâmes encore, en nous dirigeant vers la sortie du parc, de choses et d'autres, et, en la quittant, trop orgueilleux, me voulant trop désintéressé pour demander à la revoir, je me contentai, refoulant la souffrance que cela me causait, de la saluer presque froidement, et de m'en aller sans jeter un regard en arrière. J'eus tout de même le temps d'apercevoir, dans un imperceptible frémissement de ses lèvres, qu'elle s'apprêtait, peut-être, à me faire cette même demande ; mais elle se retint, et dans ses yeux doux passa un reflet mélancolique et triste.

Je ne réussis pas à trouver le sommeil, cette nuit-là ; rongé que je l'étais par un regret poignant, j'en venais à haïr ce que j'avais longtemps pris pour une force, à savoir cette capacité de refouler mes impulsions et d'agir, dès lors qu'il s'agissait d'une femme envers laquelle je me sentais un tant soi peu d'attirance, comme si j'avais été le pire des mufles. Je me fis mille promesses de ne pas renouveler, si je la revoyais jamais (et l'idée que je pouvais ne plus la revoir me fit tout à coup tressaillir de douleur), cette conduite qui ne pouvait que me conduire de remords en remords – quoique sachant bien que j'étais incapable de tenir cette résolution. Finalement, à l'aube, je réussis à m'assoupir, en traçant du doigt, dans un semi-sommeil, les lettres de son prénom sur le bois de ma table de chevet : Sonja. Juste avant de sombrer dans l'inconscience, j'eus, vive et fugace, une pensée étrange : quoique je fusse certain que tel était son nom, je ne me souvenais pas qu'elle me l'eût donné à aucun moment... Cette pensée, cependant, disparut aussitôt, et je m'endormis.


***


Huit jours plus tard, alors que je marchais en ville, sans but précis, les yeux mi-clos, écoutant, autour de moi, le bruit des nombreux pieds qui froissent le pavé – talons hauts au son cristallin, claquements secs et rapides des souliers vernis, bottes à la lourde résonance, léger bruissements des ballerines... – je me retrouvai, sans comprendre comment, devant la grille de ce parc. Je décidai d'y entrer, sans vouloir m'avouer que j'avais l'espoir d'y recueillir, peut-être, quelques fragrances de son parfum, quelques vagues échos de sa voix, résonnant entre les arbres brutalement dénudés (un froid rigoureux était descendu sur la ville pendant la semaine passée), ou encore quelques reflets de son harmonieuse silhouette, ombres glissant sur le tapis épais des feuilles mortes.

Je passai par la serre qui se dressait au centre, où, anachroniques, solitaires et comme tristes d'être enfermées sous ces vitres brunies de moisissure, se fanaient ci et là des orchidées, deux cactus et quelques touffes de roses du désert. Machinalement, je cueillis l'une de ces dernières, et, la faisant tournoyer entre mes doigts, les mains croisées derrière le dos, je me dirigeai vers le fond du parc.

Et, tout à coup, elle était là, en l'espace d'un clignement d'yeux, comme apparue sur ce banc, au détour du sentier. À vrai dire, elle semblait m'attendre – c'est la remarque que je me fis, intérieurement, avant de me rendre compte que j'avais un problème bien plus important. En effet, elle venait de lever les yeux, et un sourire avait illuminé son visage en m'apercevant ; elle se levait déjà pour me saluer, et j'eus l'idée – stupide, à vrai dire – que si je sortais de derrière mon dos ma main qui tenait une fleur, elle pourrait interpréter cela de façon erronée. Pourtant, je ne savais qu'en faire ; j'étais sûr qu'à cette distance, si je tentais de la jeter discrètement de côté, elle me verrait, et, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, je sentais qu'il ne le fallait pas.

J'essayai donc un compromis, en lui tendant la main droite, et en gardant la gauche, avec la fleur, dans mon dos. J'eus à peine le temps de m'interroger sur l'éclat mutin qui étincelait dans ses yeux, que, déjà, elle passait derrière moi en un mouvement vif et, ôtant de ma main la rose des sables, la glissait dans ses cheveux – qu'elle portait longs, lâchés sur les épaules, et oscillant du châtain au blond vénitien, en passant par le brun, teintes qui m'évoquaient vaguement quelque chose comme une féerie automnale. J'étais stupéfait, et mon visage devait éloquemment exprimer cette stupéfaction car, s'étant replacée face à moi, elle éclata de rire – mais un rire léger, devant lequel il était impossible de s'offusquer, un rire qui tenait à la fois du chant de la mésange et du bruissement lointain des eaux d'un torrent. Je ne pus que rire à mon tour, et, la glace ainsi rompue, nous engageâmes une passionnante conversation, à nouveau.


***


Peu à peu, de rencontre en rencontre, des liens riches et complexes se tissèrent entre Sonja et moi. Nous passions des heures à rêver à deux, perdus dans des hauteurs où notre intimité était telle que nul autre humain jamais n'eût pu espérer se joindre à nous ; elle m'offrait continuellement la douce joie de me comprendre à demi-mot, et sa prescience était quelquefois telle qu'il me semblait qu'elle lisait en mon esprit. J'avais fini par rejeter toute affectation, et lorsqu'un jour elle me demanda, avec dans ses beaux yeux une lueur envoûtante et profonde – comme ces étoiles qui pavent la Nuit - « si je croyais désormais à l'amour », je l'embrassai, pour la première fois. Des visions de bonheurs futurs fusaient dans mon esprit alors que se mêlaient nos lèvres – je ne doutais plus, pénétré jusques aux tréfonds de l'âme d'une certitude absolue, indéniable quoiqu'inexplicable.

Nous restâmes ensemble, ce soir-là, et, les grilles du parc fermées, entourés seulement des chants des rossignols, ces princes des nuits, face à face, nous buvions avidement à cette coupe des premiers instants, libres – dans les nuits la liberté, loin des hommes, l'âme enfin, si confinée, pendant les jours, sous les feux mats et durs de cette scène continuelle qu'est la vie, par d'invisibles et douloureuses conventions, par ces habitudes triviales et ces regards sans cesse critiques, haineux et jaloux, l'âme enfin étend ses ailes, et l'être se déploie, pur et vrai !

Nos doigts ne se décroisèrent, à regrets, qu'alors que l'aurore montait doucement, et qu'un murmure indistinct et confus, au loin, nous avertissait que les hommes s'étaient réveillés, et qu'il nous fallait, pour retrouver encore un peu de temps, en mémoire, ces heures charmantes, retourner tous deux dans nos solitudes respectives où, en silence, nous pourrions goûter la longue et douce attente des retrouvailles.

Ensemble, nous nous dirigeâmes vers la sortie, calmes et joyeux, sans un mot – qui aurait été de trop, tant il est vrai qu'il est des sensations qui dépassent la parole même !

Plongé dans un océan de pensées nouvelles, de mondes jamais aperçus qui tout à coup s'ouvraient à moi, comme éclot la fleur quand se lève le premier soleil du printemps, je promenais mes yeux autour de moi, sans rien y voir, intérieurement ébloui. Encore sous le coup de cette joie inattendue, venue si rapidement – quelques semaines à peine s'étaient écoulées depuis notre première rencontre, alors que, chargé de ternes visions, je n'apercevais à l'horizon que des futurs tristes, où, esseulé, je porterais de par le monde ma mélancolie, fardeau plus pesant d'année en année, jusqu'à une mort qui ne serait qu'un repos, après une agonie où je ne pourrais que pleurer sur ce que nul, parmi les hommes, n'avait pu me comprendre. Et là, tout à coup, c'était un avenir nouveau, étincelant, qui se dévoilait ! C'est à peine si je réussis à retrouver le chemin de mon appartement, dans cette inexprimable confusion où était plongée mon âme.


***


Nous nous étions convenus de nous retrouver, le surlendemain, dans ce même endroit, le berceau où étaient nées nos amours. Deux jours passés à attendre, à me remémorer, instant par instant, image par image, les moments que j'avais passés avec elle ; pour celui qui aime, en effet, le monde extérieur existe à peine : il en crée un autre, fait de souvenirs et de rêves – deux amoureux, c'est un couple de dieux, vivant dans leur imaginaire Olympe, et si tout à coup, d'une façon ou d'une autre, le destin vient à les frapper, la chute est bien dure d'une telle hauteur.

En passant les grilles, et étant entré sous les frondaisons dénudées (ici même, peu à peu, l'hiver s'annonçait), je me promenai dans les allées, le cœur battant d'espoir et de peur à la fois, chargé de puériles craintes – et si elle ne venait finalement pas ? Rien de plus incertain qu'un amant, et ne sont confiants que les êtres trop orgueilleux, trop imbus d'eux-mêmes pour pouvoir aimer l'autre, et ne pouvant qu'apprécier d'être aimés, par une sorte de passe consistant à user de ce sentiment pour renforcer leur amour-propre.

Finalement, alors que j'attendais depuis près d'une heure, je croisai le gardien du parc, un vieil homme plein de bonhomie, sans cesse plongé dans la contemplation de 'ses' fleurs, qu'il soignait avec une attention de père, de 'ses' arbres, qu'il taillait minutieusement, auxquels il parlait même, les caressant de la voix, comme s'ils pouvaient le comprendre – qui sait, d'ailleurs ? Il paraîtrait que certaines plantes, soumises à l'influence de musiques douces et harmonieuses, ont une croissance plus rapide, ou même résistent mieux aux maladies qui pourraient les affecter. Et, sans aucun doute, les paroles chargées de tendresse de cet aimable vieillard égalaient bien, en termes d'influence positives, une savante mélodie.

Je lui demandai s'il avait aperçu, par hasard, une jeune femme (ici, je lui fis une description, sans doute excessivement élogieuse, de ma compagne), tentant de poser la question d'une façon banale, par une sorte de pudeur instinctive dans ce qui touche à mes émotions – j'ai toujours pensé que l’extériorisation, l'étalage pour ainsi dire de la moindre douleur, de la moindre joie, à la face du monde était non seulement déplacée, mais indiquait également une grande inconstance de tempérament, voir peut-être des sentiments en réalité surfaits, et sans réelle profondeur ; les grandes sensations se vivent dans les recoins du cœur, cachées, et nous en sommes jaloux, refusant absolument de les partager même avec nos amis, à plus grande raison avec le premier venu.

Ma question parut le surprendre. Relevant ses sourcils, étonné, il me répondit que non seulement il n'avait vu personne passer la porte aujourd'hui, mais même qu'il m'avait toujours vu seul dans ce parc, et qu'il n'avait jamais aperçu, de près ou de loin, la jeune fille dont je lui parlais.

Je le pressai de questions, ne pouvant pas croire qu'il ne l'avait jamais vue, alors qu'il me semblait, moi-même, l'avoir croisé plusieurs fois en compagnie de Sonja, alors qu'il était là chaque jour ! Il ne pouvait pas ne pas l'avoir ne serait-ce qu'entraperçue, au moins une fois ! J'en devenais presque agressif, et le pauvre homme, effrayé de mes gesticulations furieuses et de mes cris, semblait désolé de n'avoir que cela à me répondre. Naturellement, il me demanda si je n'avais pas son numéro de téléphone, ou son adresse ; mais tout s'était fait si rapidement, j'étais si loin de ces considérations, que jamais je ne les lui avais demandés, et elle non plus. Soudainement, une idée – oh, une idée affreuse ! incroyable ! - se fit jour dans mon esprit troublé. Aussitôt, je m'enfuis, laissant planté là le pauvre gardien, tout éberlué de me voir me comporter de la sorte, moi qu'il avait toujours connu calme et rêveur, apparemment incapable de pareilles folies.


***


Rentré chez moi, je m'assis à mon bureau, et la tête entre les mains, je réfléchis, des heures durant : cela expliquait pourquoi je connaissais son nom sans qu'elle ne me l'ait jamais dit, cela expliquait cette parfaite, cette trop parfaite entente entre nous, le fait qu'elle ait si souvent paru deviner mes pensées ! Oui, j'en venais à douter qu'elle ait jamais existé ; d'ailleurs, aussi incroyable qu'elle puisse apparaître, cette idée n'était pas impossible. Plus d'une fois, j'avais entendu ma mère me parler de mon oncle, sujet de son vivant à des hallucinations de ce genre, et mort d'un accident de voiture, sur une route de montagne, alors qu'il était au téléphone avec elle – il s'était tout à coup écrié qu'il voyait un homme, debout sur la route, devant lui, et avait donné un brusque coup de volant, qui l'avait jeté dans un ravin. Les enquêteurs, au vu de l'extrême isolement du lieu, et de l'absence de toute habitation aux alentours, tenant compte des antécédents psychiatriques de mon oncle, avaient conclu qu'il avait imaginé cet 'homme', certainement à juste titre.

Or ce genre d'affections peut être héréditaire, et même si, pendant ma jeunesse, des examens psychologiques, que ma mère avait demandés, inquiète, n'avaient mis en évidence aucun trouble, n'était-il pas imaginable que cela se soit déclenché plus tardivement ? Ma vie, si solitaire, si totalement dépourvue de tout lien social (mon père était décédé, sept ans auparavant, d'un cancer, et ma mère l'avait suivi dans la tombe, quatre ans après, ce qui m'avait laissé à peu près seul au monde, puisque je n'avais jamais connu que de très loin le reste de ma famille), avait sans doute contribué à cela. Peu à peu, cela prit la forme d'une évidence pour moi ; il n'y avait pas d'autre explication, et si des espoirs jetaient encore leurs vagues flèches de lumière quelque part dans mon esprit chargé de désespoir, tout en moi me disait qu'ils n'étaient, ne pouvaient être que mensonges ; ma tristesse n'en devint que plus grande. Que faire, en effet, lorsqu'il vous apparaît, de façon si frappante, que toute amitié, tout amour, vous sont interdits dans le monde des hommes, et que cela va jusqu'au point où votre inconscient s'est vu contraint de créer de toutes pièces une femme qu'il vous serait possible d'aimer ?

Un froid glacial, malgré l'agréable chaleur qui régnait dans la pièce, me fit frissonner – un souffle d'outre-tombe, qui me guidait vers la seule issue à ma situation. Je savais ce qu'il me restait à faire ; j'étais trop fier, trop poète pour qu'il me soit possible d'entrevoir une autre éventualité ; je n'en voulais pas, d'ailleurs, et j'entrevoyais dans cette action quelque chose du prestige sublime, de l'immortelle grandeur qu'enfant, j'enviais tant aux grands hommes de l'Histoire, aux personnages des romanciers que je dévorais sans cesse.

Calmement, trouvant une assurance nouvelle dans la beauté de mon choix – se sacrifier pour une illusion, et ce sans que personne ne le sache jamais ! Ce rêve de tout artiste, j'allais, moi, le réaliser, dans sa forme la plus pure, la plus idéale.


***


L'Est Républicain, jeudi 17 décembre, p.28

Hier soir,
vers 19h, un jeune homme de 21 ans s'est empoisonné dans son appartement. Sa logeuse, venue faire le ménage ce matin, l'a découvert, et a immédiatement alerté la police. Tout indique que le défunt vivait dans une grande solitude. À cette heure, on ne lui a découvert aucune famille, malgré les investigations des services officiels. Il a n'a laissé qu'une courte lettre d'explications, que nous reproduisons ici, à l'attention d'éventuels proches :

« Pourquoi me tuer, si jeune ? Une douleur, la plus affreuse de celles qui soient ici-bas, m'a étreint l'âme ; la femme que j'aimais ne m'a pas abandonné ; elle n'existait pas, vague évocation de mon imagination. C'est un rêve que j'ai vécu, et le réveil en est par trop dur, trop inacceptable, et je veux retourner au sommeil, au grand repos, en espérant qu'il soit, peut-être, dans la mort, la possibilité de donner vie à ses songes, et, parmi eux, de s'avancer vers l'éternité. »


***


Reposant le journal sur ses genoux, Sonja leva le visage. Des larmes, pareilles à des gouttes de rosée, roulaient doucement sur ses joues pâles.




Jérôme, 09 janvier 2014

Le crachin

Un souffle déçu frôle ma peau gelée et bleutée
Un soir où mon cœur bat plus fort que d'habitude
Et où l'étoile rayonne, plus brillante que jamais.

Les fenêtres givrées sont la béatitude
Des carreaux d'ordinaire tellement aériens
S’élevant en gardiens de ma muse si fragile.

Je me lève et observe le crachin diluvien
Charmant mes sentinelles d'une danse pulsatile
Tomberont-elles envoûtées par ces filles de Noé
Me laissant entrevoir la lande des disparus.

Quand le soleil percera l'horizon tranquille
De ce paysage volatile et oublié.
Je libérerai les mots immobiles
Et partirai vers le soleil levé.

mardi 7 janvier 2014

Sonja, 4



Peu à peu, de rencontre en rencontre, des liens riches et complexes se tissèrent entre Sonja et moi. Nous passions des heures à rêver à deux, perdus dans des hauteurs où notre intimité était telle que nul autre humain jamais n'eût pu espérer se joindre à nous ; elle m'offrait continuellement la douce joie de me comprendre à demi-mot, et sa prescience était quelquefois telle qu'il me semblait qu'elle lisait en mon esprit. J'avais fini par rejeter toute affectation, et lorsqu'un jour elle me demanda, avec dans ses beaux yeux une lueur envoûtante et profonde – comme ces étoiles qui pavent la Nuit - « si je croyais désormais à l'amour », je l'embrassai, pour la première fois. Des visions de bonheurs futurs fusaient dans mon esprit alors que se mêlaient nos lèvres – je ne doutais plus, pénétré jusques aux tréfonds de l'âme d'une certitude absolue, indéniable quoiqu'inexplicable.

Nous restâmes ensemble, ce soir-là, et, les grilles du parc fermées, entourés seulement des chants des rossignols, ces princes des nuits, face à face, nous buvions avidement à cette coupe des premiers instants, libres – dans les nuits la liberté, loin des hommes, l'âme enfin, si confinée, pendant les jours, sous les feux mats et durs de cette scène continuelle qu'est la vie, par d'invisibles et douloureuses conventions, par ces habitudes triviales et ces regards sans cesse critiques, haineux et jaloux, l'âme enfin étend ses ailes, et l'être se déploie, pur et vrai !

Nos doigts ne se décroisèrent, à regrets, qu'alors que l'aurore montait doucement, et qu'un murmure indistinct et confus, au loin, nous avertissait que les hommes s'étaient réveillés, et qu'il nous fallait, pour retrouver encore un peu de temps, en mémoire, ces heures charmantes, retourner tous deux dans nos solitudes respectives où, en silence, nous pourrions goûter la longue et douce attente des retrouvailles.

Ensemble, nous nous dirigeâmes vers la sortie, calmes et joyeux, sans un mot – qui aurait été de trop, tant il est vrai qu'il est des sensations qui dépassent la parole même !

Plongé dans un océan de pensées nouvelles, de mondes jamais aperçus qui tout à coup s'ouvraient à moi, comme éclot la fleur quand se lève le premier soleil du printemps, je promenais mes yeux autour de moi, sans rien y voir, intérieurement ébloui. Je ne vis pas les deux hommes qui m'attendaient dans la rue. Aussitôt qu'arrivé à leur hauteur, je me sentis ceinturé par une poigne puissante, puis on s'empressa de me lier les bras avec une camisole de force. Au même moment, une aiguille s'enfonçait dans ma nuque, et le monde sembla tout à coup vaciller. Désespéré, stupéfait, je regardai, suppliant, du côté de ma compagne ; je la vis se dissoudre lentement, devenir éthérée, puis disparaître, comme le songe évanescent qu'elle n'avait jamais cessé d'être.


   ***


C'était le gardien du parc qui les avait prévenus, alarmé de me voir parler seul, avec des gestes, des intonations qui montraient que je croyais voir une personne à mes côtés. Le médecin-chef de l'asile où j'ai été transféré m'a expliqué, hier, après qu'il se fut avéré que je ne montrais aucune velléité de violence, qu'il s'agissait là d'un cas d'hallucination tout à fait extraordinaire ; il a émis l'hypothèse que, placé dans une solitude peu commune pour un jeune homme de mon âge, j'avais inconsciemment créé ma Sonja, en la dotant de toutes les facultés dont j'aurais voulu que soit paré mon idéal féminin, pour combler ce manque extrême.

Ce soir, après quelques examens complémentaires, ils me laisseront sortir ; j'ai agi de manière à ce qu'ils pensent que je ne fais que rire de cette déplorable aventure. Rester calme m'a été extrêmement difficile, cependant, me cramponnant à l'espoir qui m'attend, j'ai réussi à donner le change.


    ***


L'Est Républicain, jeudi 17 décembre, p.28

Hier soir,
vers 19h, un jeune homme de 21 ans s'est empoisonné dans son appartement. Sa logeuse, venue faire le ménage ce matin, l'a découvert, et a immédiatement alerté la police. Tout indique que le défunt vivait dans une grande solitude. À cette heure, on ne lui a découvert aucune famille, malgré les investigations des services officiels. Il a n'a laissé qu'une courte lettre d'explications, que nous reproduisons ici, à l'attention d'éventuels proches :

«  Qu'elle eût été une illusion, je ne peux ni ne veux le croire ; plutôt une âme errante, une fantastique évocation, qui, répondant à l'appel obscur et pressant d'un cœur trop solitaire, a franchi les portes de notre monde pour venir me sauver d'une vie où, sans cela, l'amour n'eût jamais pénétré ! Quoiqu'il en soit, si c'est un fantôme, alors son deuil m'interdit de vivre plus longtemps, et je défie quiconque d'affirmer que cela est chose moins 'sérieuse' que de se brûler la cervelle parce que l'on a perdu l'amour d'une soi-disant 'vivante', ou de pouvoir prouver qu'une chose est plus vraie simplement parce que d'autres la voient également. Et puis, j'ai le vague espoir que, peut-être, dans la tombe, nos songes revivent, et qu'ils nous accompagnent vers l'Éternité ! Si tel n'est pas le cas, alors, adieu, ô toi qui fus, au sens le plus douloureux du terme, l'aimée de mes rêves. »