vendredi 27 septembre 2013

Jacques

I

Jacques marche dans la rue, comme souvent. Jacques lève les yeux et fait un mélange parfait de toutes les couleurs qu'il voit. C'est gris, très gris et uni. Jacques marche encore, Jacques voit une publicité. Autrefois, Jacques était très en colère lorsqu'il voyait une publicité mais ça ne lui fait plus rien. Jacques pense qu'il ne le pensait pas, mais il est quand même heureux de ne pas les regarder avec plaisir. Jacques entre dans son quartier. Jacques habite la banlieue de la ville alpha dans la maison bêta. Jacques est devant sa maison.
Jacques regarde sa maison, il ne l'aime pas. Jacques pense : " Je ne l'aime pas parce que je n'aime pas ce qu'elle a permis, c'est tout, je dois me libérer de l'emprise de mon passé sur le jugement que je peux porter sur une maison", mais Jacques n'y parvient pas. Quand Jacques voit un SDF dans la rue, il arrive à Jacques de l'envier, de n'avoir pas de maison à détester, de toutes les aimer, d'être le désir, un élan d'envie vers toute chose et pourtant de couler la sur le sol. Jacques coule souvent sur le sol et pourtant il n'est pas un élan de désir, bien au contraire. Jacques hait toujours sa maison, et il voudrait presque la brûler, dans l'espoir qu'elle révèle un quelconque secret, que quand les murs seront étripés par les flammes, ils relâcheront quelque chose. Jacques ne l'aime toujours pas et cela fait bientôt une minute entière qu'il est sur le perron. Jacques la trouve belle comme un autodafé. Magnifique du feu, une beauté violente et subite au milieu de la populace, grosse erreur de jugement, ce sont des âmes qui brûlent là au milieu. Mais, songe Jacques, au final quelle délectation, des âmes brûlent mais que c'est agréable, que des gens disparaissent dans les flammes et que je reste là bien au chaud. Que c'est agréable que des gens disparaissent, qu'un semblant d'espace se crée sans se combler immédiatement. Jacques rentre de son travail et Jacques n'aime pas son travail.

Jacques travaille dans un grand bâtiment gris, aussi gris que sa maison, ce sont d'ailleurs tout deux deux petits cubes gris sans autre fantaisie que des angles droits. Le travail de Jacques consiste à ouvrir des classeurs, à en extirper des feuilles et à les ranger dans d'autres classeurs, le tout de manière totalement aléatoire de sorte à ce que les gens travaillant dans le même bâtiment gris que Jacques, qui font exactement la même chose que Jacques pensent qu'il sait ce qu'il fait, qu'il le fait avec sérieux. En réalité, tout le monde dans ce bureau est placé là parce qu'il est totalement incompétent à son poste et que donc il ne représente aucun danger hiérarchique. A leur arrivée, ils se sont tous vus confier une mission à laquelle ils ne comprenaient rien, et depuis lors, ils s'appliquent à faire semblant de l'effectuer. Jacques n'aime pas son travail, il le rend triste, parce que Jacques imagine tout ces jeunes corps et cœurs occupés des heures durant, des années durant à déplacer des montagnes de feuilles sans savoir ni pourquoi ni même comment. Ils les imagine alors, beaux jeunes hommes courageux, forgés par le temps et par la nature, envoyés par leurs pairs faire leurs preuves dans la vallée de la mort, mais très vite, il se souvient qu'ils ne sont rien que de petits hamsters convulsés qui remuent dans de grandes boites, en remuant des papiers dans des petites boites. Jacques se souvient qu'au début, il avait essayé de faire un effort, de comprendre ce qu'il faisait mais les jours, les années passant, Jacques s'est découragé sans même pouvoir le contrôler, il a sombré lentement dans le réflexe, suivant la voie de beaucoup d'autres avant lui.

Jacques est devant sa maison, et il attend encore. A l'intérieur, ses parents l'attendent, et Jacques sait déjà que son père sera dans son fauteuil, un peu plus gris  que la veille, et que sa mère sera dans la cuisine en train de regarder la télévision, un peu plus obèse que la veille. Jacques déteste ça, à peu près autant qu'il détesterait une autre situation, car ce que Jacques hait ce n'est pas sa famille, c'est la famille, en tant que groupe arbitrairement réuni et condamné à être interdépendant. Jacques monte les escaliers. Jacques pose sa main sur la poignée. Jacques ouvre la porte et s'engouffre dans la maison, Jacques salue ses parents qui le saluent en retour. Jacques monte dans sa chambre. Jacques est inquiet, très inquiet, il a attendu des heures devant cette porte, aux aguets façe à l'apocalypse potentielle qui l'attendait derrière et pourtant rien ne s'est passé de plus que la veille. Jacques a vraiment de quoi s'inquiéter.

II

Jacques est dans sa chambre, sa chambre d'adolescent, progressivement épurée de ses posters revendicatifs ou musicaux. Jacques est sur son lit ou devant son ordinateur ou dans son fauteuil ou lit un livre. Jacques s'ennuie tout le temps, mais de temps à autre il s'occupe en même temps. Jacques trompe l'ennui en pensant au passé où il s'est ennuyé aussi. Rétrospectivement, Jacques a eu une belle vie, son enfance fut naïve et heureuse, son adolescence douloureuse mais sensible et pleine de découvertes, ses études furent l'occasion d'une désillusion généralisée et ne laissèrent place à rien d'autre qu'à une vie vide pour un Jacques vide, qui a ressentit quelque chose pour la dernière fois il y a quelques années sans même s'en rendre compte. Jacques est déçu, très déçu par la vie, qui lui promettait, lorsqu'il était plus jeune, de l'amour, de l'aventure, des révolutions. Aujourd'hui, Jacques est un point gris dans un espace gris, dans un temps gris et rien de tout cela n'a un cœur fonctionnel. Et pourtant Jacques continue, jour après jour, de marcher sur le trottoir, le même trottoir inchangé que la veille. Aujourd'hui, Jacques pense à tout ça, allongé sur son lit. Il se voit encore enfant, jouant dans des mondes imaginaires si petits et ridicules et pourtant si satisfaisants. Que s'est-il passé dans la nuit qui sépare ce moment et aujourd'hui ? La lune n'a pas bougé, elle continue de regarder fixement Jacques qui réfléchit à tout ça sur son lit. Souvent Jacques se regarde dans le miroir, se dit qu'aujourd'hui c'est fini, Jacques va bouger, Jacques va être quelqu'un ou au moins quelque chose, Jacques va trouver l'amour, va créer sa grande oeuvre d'art, Jacques va user son sang et sa sueur à quelque chose, à quelqu'un ou à rien, qu'importe. Jacques n'est pas, et il veut être. "Je pense donc je suis", il rumine les mêmes pensées depuis des années, est-ce encore penser ? Jacques est-il encore complet, ou a-t-il laissé la seule chose à laquelle il tenait dans une flaque d'eau sous un lampadaire, vomi en même temps que du whisky de mauvaise qualité ? Puis Jacques regarde par la fenêtre, il voit les lumières imperturbables mais vacillantes, il voit les voitures qui bougent dans un sens et dans l'autre, s'annulant. Jacques voit les petits immeubles, une armée de champignons de béton qui avancent chaque jour un peu plus pour l'étouffer, qu'il en finisse de ses pleurnicheries et qu'il soit lui-même transformé en réverbère.

Alors Jacques oublie tout ça, se couche dans son lit et s'endort facilement avec quelques petites pilules. Demain, quand le réveil sonnera ou que la mère de Jacques viendra le réveiller, Jacques n'aura rien oublié, la nuit aura été vide, rien n'aura été fait et il recommencera la même journée, un crescendo dans la déprime de Jacques, qui finira dans la même apothéose médicamenteuse qu'en cette soirée triste mais si banale.

III

Jacques marche, comme prévu, sur le trottoir qui le mène à sa petite boîte. Autour de lui, c'est la fin de l'été, les jeunes filles commencent à se rhabiller, et les jeunes continuent quand même de baver. Jacques est dégoûté par lui-même. Longtemps, il pensait qu'il été dégoûté par les gens qu'ils croisait dans la rue, mais ce ne sont pas eux qui posent problème, c'est bien Jacques. Qui n'est pas à sa place dans cette petite ville sale ? Ces individus, leurs petites vies numériques, travailleuses et agitées, ou Jacques qui rêve de vivre nu dans une forêt de chasse, de cueillette et d'eau fraîche, oui vous avez bien deviné... C'est Jacques qui reste là alors que ça n'est pas sa place, qui refuse de faire quelque chose alors qu'il est insatisfait de sa vie. Jacques sait bien pourquoi. Il sait que la forêt sera boueuse, le lapin absent et les baies inconsommables. Jacques sait qu'il ne sera heureux nul part alors pourquoi bouger ? Jacques est un monstre. De par son éducation il sera rejeté par la nature sauvage, par l'état auquel il aspire, et par sa nature il y aspire en rejetant au passage son monde, sa civilisation et tout ce qui va avec. Il est une abomination, viable par le plus grand des hasards et au prix que paye Jacques, la nausée.

Jacques ne se fait pas d'illusions, ils sont nombreux comme lui, et depuis bien longtemps. Les premiers de tous furent les ermites, qui quittaient leur famille, leur monde, pour aller vivre de la Terre, seuls. Jacques pense à Lao-Tseu, qui a disparu au détour d'une auberge, probablement pour aller vivre et surtout mourir en animal sage. Puis sont venus les moines, ceux-là qui, ne pouvant plus supporter, comme Jacques, le monde dans lesquels ils vivaient, allaient au contact même de Dieu, vivre de la nature et du recueillement protecteur dont ils s'enveloppaient. Mais les temps ont changé. Dieu est mort, il y a un petit moment déjà et il n'a jamais réellement existé autrement qu'en fantasme dans le coeur de Jacques. Il est né après le point de non-retour où aucun Homme, ou si peu, ne peuvent quitter subitement ce qui est censé être leur identité, pour vivre seuls et libres entre le ciel et la terre. Aujourd'hui les gens comme Jacques sont condamnés à errer comme des animaux blessés, avant de mourir au fond d'une rivière ou dans un appartement vide.

IV

À la cafétéria, fournie généreusement par la grande boîte dans laquelle est sa petite boite, Jacques commande un café soluble à une machine automatique. Le breuvage est immonde, alors Jacques met beaucoup de sucre, pour passer de la répulsion au dégoût mou et résigné. C'est bien pour ça que Jacques ne passe pas ses nuits dans des bars à boire du whisky et à vider des paquets de cigarettes en pensant à comment il aimerait se tuer, comme tout les autres dépressifs anonymes qu'il croise le soir, arpentant le trottoir. Car oui, même la haine, la rage, Jacques ne les a pas, il est, comme son dégoût face au petit café soluble, mou et résigné. Autour de lui, des gens discutent, ils sont habituellement dans les petites boîtes adjacentes à celle de Jacques. Jacques aimerait être différent de tout ces gens qui discutent aimablement des problèmes de leur voiture ou de leurs vacances au Club Med' du cap d'Agde, mais il sait que le gouffre entre lui et ses collègues tient dans la couleur de sa cravate et de sa chemisette. Il pense soudain qu'il serait judicieux de reconsidérer l'importance de la couleur des cravates.

Jacques jette son gobelet de café dans une poubelle et sort du bâtiment. Il n'a pas envie de rejoindre sa petite boîte. De l'extérieur, on pourrait voir dans ce geste, un petit acte de rébellion, mais en réalité, Jacques ne vient de créer qu'une minuscule modulation dans la lâcheté qui est le fil rouge de son comportement. Jacques marche dans la rue, devant les immeubles tous identiques, tous des entassements grossiers de boîtes où les gens entassent leurs affaires, se goinfrent et forniquent. Jacques s'assied sur un banc.

Un homme passe. Il est pressé et son visage semble fermé. Ses cheveux sont impeccablement coiffés, grisâtres, tirés vers l'arrière. Il porte un costume gris, une chemise blanche, une cravate bleue. Dans son oreille, on peut voir dépasser une oreillette téléphonique. Jacques s'imagine. L'Homme va rentrer chez lui, déposer son attaché case, se faire un café, travailler sur son ordinateur, manger un plat surgelé, regarder des vidéos sado-maso sur internet ou éventuellement baiser péniblement l'inconnue totale qui lui sert de compagne. L'Homme va se coucher, mourir d'une crise cardiaque dans son sommeil. Demain c'est samedi, l'inconnue en profitera pour partir à tout jamais avant que l'Homme ne se réveille. Il pourrira avant qu'on vienne le chercher.

Une femme passe. Elle porte un jean très serré, noir, des bottes à clous, un t-shirt flottant, des bijoux de pacotille et elle est en train de taper sur son téléphone portable, probablement occupée à consulter quelque réseau social. Jacques s'imagine. Elle va rentrer chez elle, consulter encore ses réseaux sociaux, manger des nouilles japonaises au micro-ondes, s'habiller de manière un peu plus aguicheuse, sortir avec ses amies, toutes très seules dans leur manière d'être ensemble, elle va boire, trop, va se crasher en voiture dans un arbre, sur une route isolée, on ne la ramassera jamais en un seul morceau.

Un homme passe. Il est jeune, il est habillé à la mode, pas si différemment de la jeune fille qui l'a précédé. Jacques s'imagine. Il va rentrer chez lui, consulter des réseaux sociaux, peut-être un peu plus élitistes, va regarder le journal de 20h par conscience politique, sur France 2 évidemment, va manger un repas biologique tout fait, acheté à grand prix dans l'épicerie chic de son quartier. Les poireaux n'étaient pas frais, intoxication fatale pour cause de maladie de la plante, il meurt sur ses toilettes, il sera déjà à moitié dans les canalisations quand on le retrouvera.

Un enfant passe, il est habillé comme tous les enfants, il sourit comme tous les enfants, il ne semble rien voir du drame qui se trame devant ses yeux. Comme tous les autres, il va grandir, travailler, mourir, se décomposer, être brûlé puis oublié.

Un homme passe, il est habillé d'une vieille veste en Jeans rapiécée, ses cheveux et sa barbe sont sales et il porte comme tout les SDF un sac plein à craquer du peu qu'il a et un mégot jaunâtre au coin des lèvres. Jacques s'imagine. C'est la fin de l'été, bientôt le froid va s'installer, le SDF va mourir sur le trottoir, gelé. Très très vite, on va le ramasser pour ne pas faire négligé. Il sera enterré dans une fosse commune, et une fois que les vers l'auront digéré, un grand pêcher poussera de son cadavre putréfié. Une petite fille très mignonne en mangera une.

V

Jacques se lève. Rester sur le banc est trop difficile pour Jacques. Il est inconfortable, comme la vue qu'il lui offre. Jacques marche dans la rue, des heures et des heures durant. À un certain moment, Jacques sort de la ville pour passer par des petites villes de banlieue. Jacques commence à être fatigué, ça lui rappelle qu'il est humain, malgré le fait qu'il se sente comme un ectoplasme qui erre dans les ruines d'un vieux château. Jacques rentre dans un bistrot, typique de ces petites villes de banlieues, presque vide, miteux et sale. Le tenancier du bar regarde Jacques avec un air suspicieux. Jacques va s'asseoir à une table et commande un verre d'eau et il le boit, dans le silence gêné de la proximité de deux êtres qui ne se connaissent pas, pas dangereux mais pourtant au paroxysme de leur méfiance. Jacques transpire beaucoup, la sueur de Jacques dégouline le long de son coup et commence doucement à tremper sa chemisette. L'eau qu'il lui a servi est tiède, et a un goût de produit vaisselle. Il y a une télévision allumée dans le bar qui diffuse des courses de chevaux.

Jacques sort, un peu déçu, de ce petit rade. Dans les romans qu'il lit à longueur de journée chez ses parents, il arrive des choses fantastiques, déprimantes ou au moins significatives de quelque chose, lorsque le petit cadre trentenaire décide de sortir un peu des gonds. Mais là, rien. Jacques est entré, s'est méfié, le tenancier s'est méfié en retour, il a végété devant l'écran de la française des jeux et est sorti, presque sans un mot, et sans qu'aucune réalité ne lui soit révélée à lui qui se serait presque pris un instant pour un explorateur des dépressions chroniques du XXI ème siècle. Il n'est rien de tout ça, il s'imagine être un observateur extérieur pour mieux se cacher qu'il est la première des victimes.

VI

Jacques continue à s'éloigner de la ville. Jacques pense que plus loin, il trouvera de la forêt, dans laquelle il pourra marcher en pleine nuit, reprendre contact avec la nature qu'il envie tant pour son impassibilité et sa sobriété. Jacques y arrive effectivement. Même si l'idéal de nature sauvage de Jacques est déjà quelque peu abîmé par les inlassables pylônes, chemins forestiers et autres traces humaines qui sillonnent la forêt domestiquée, il ne perd rien de son désir élémentaire et peu à peu Jacques s'enfonce dans la forêt obscure.
Les premiers pas sont une grande déception. Où est le sentiment de connexion à la nature ? Où est le retour à l'état sauvage ? Où sont les animaux censés peupler la forêt ? Et le ciel éclairé ? Et l'instinct sauvage ? Il n'y a rien de tout ça dans ce petit bois périurbain. Tout ce que Jacques ressent, c'est l'air froid qui lui irrite la gorge, ses chaussettes boueuses et inconfortables, la brume grisâtre qui recouvre le ciel et enfin la grande monotonie des arbres. Jacques comprend lentement. Jacques sait d'où vient sa déception. Elle ne serait pas moins vive sur une plage des Caraïbes, au sommet du Kilimandjaro ou dans les steppes mongoles. Jacques n'aime pas la nature, il est un Homme comme il ne peut se le cacher et il bouge, il pense. Jacques ne peut supporter bien longtemps le silence accusateur des feuilles mortes et humides, ceux qui y arrivent sont tout simplement des monstres, déformés par leurs destins trop cruels. Ils sont poussés dans leurs retranchements, et les fonds de l'Homme ne sont autres que les bas instincts de l'animal. Quoi d'étonnant à cela, alors, que certains quittent toute forme de vie pour se creuser un terrier et s'habiller de peaux, se nourrir de baies et vivre d'air pur, grognant de temps en temps pour un petit hommage hebdomadaire à leur part d'humanité.
Jacques n'est pas de ce matériau, il n'est pas traumatisé par son destin, il n'est pas une victime de la cruauté du hasard. Jacques n'est qu'un fruit déjà trop mûr quand tombé de l'arbre des limbes, qui attend uniquement d'être digéré par des vers de terre, pour se voir épargnée la honte qu'occasionne l’exhibition de son infortune.

VII

Jacques retourne à la route. Il n'a pas vraiment envie de retourner en ville. l'espoir dérisoire de trouver quelque chose qui lui procure un peu de bonheur sur Terre n'a pas encore définitivement été terrassé en lui. Il marche le long de la route en regardant ses chaussures trempées, à peine tenu éveillé par les lumières des véhicules passant à côté de lui dans un vacarme assourdissant. Jacques finit par entrer dans une zone industrielle, remplie de petites usines locales. L'une stocke et conditionne du blé, destiné à créer du pain, élément principal de la vie humaine, non tant pour son importance biologique que par la symbolique forte qu'il transporte avec lui. L'autre fabrique des stylos. La grande majorité de ces stylos seront utilisés pour de l'administratif ou du scolaire. Jacques est attristé de penser que si peu seront utilisés pour écrire des romans, des poèmes. Même les petits mots de haines ou d'amour seront épisodiques dans le destin des millions de stylos qui sortent de cette usine.

Il traverse la zone, les yeux grands ouverts et écarquillés par les réverbères halogènes agressifs. Jacques passe directement des usines aux lotissements alignés le long d'une longue route interminable. Jacques remarque avec curiosité la quantité incroyable de décorations qui ornent les maisons et les jardins du lotissement. On pourrait d'ailleurs croire que les nains de jardins et les charrues repeintes sont des signes affichant une volonté de se différencier des voisins, mais on touche là à un point plus incroyable encore. Les décorations de jardin sont absolument toutes les mêmes, les mêmes plantes, les mêmes décorations de boites au lettre, les mêmes numéros de rue achetés en grande surface. Jacques, malgré ses efforts, n'arrive pas à comprendre le mystère des nains de jardin. Il n'aurait pas pensé une seule secondes que des mystères si insondables étaient si proches de lui.
A la fin de cette interminable rue, Jacques arrive enfin dans le cœur de la petite ville. Quelques commerces ornent les rues, une petite place, une petite fontaine et une petite mairie. Jacques en déambulant dans les rues silencieuses finit par se retrouver en face de la petite gare de la ville, qui semble abandonnée depuis des décennies, remplacée par de petites bornes automatiques aux couleurs vives qui distribuent laborieusement aux voyageurs des tickets à toute heure. Jacques s'en approche, fasciné par le délabrement caractéristique de tout ce qui borde un chemin de fer ou une gare à moins de 500 mètres. Jacques prend un ticket lui donnant accès à n'importe quel train dans la semaine qui suit. Il a un choc lorsque ses doigts rentrent en contact avec les chiffres en relief de sa carte bancaire. Il finalise son achat, déambule encore quelques minutes et finit par s'assoupir sur un banc inconfortable.

VIII

Le tonnerre assourdissant du premier train arrivant en gare, celui de 4h42, réveille brutalement Jacques. Gêné par ce désagrément, Jacques monte dans le train en question, cherche une banquette et s'étale dessus, replongeant avec violence dans un sommeil grossier et riche en bavures sur la housse du siège. Il est réveillé à nouveau, une heure plus tard par un contrôleur. Il lui tend son ticket et il se recouche, prêt à replonger dans ce sommeil sans rêves qu'il affectionne tant et qui n’apparaît qu'après un grand manque de sommeil. Cependant le repos a été trop long et il n'arrive plus à s'endormir, à peine à rester dans un état proche du coma, le regard fixe sur le paysage qui défile. Le wagon est vide ou presque, une jeune femme est assise à l'autre bout, le paysage sonore obstrué par deux écouteurs.

Le train s'arrête dans un village, il n'est pas assez important pour bénéficier d'une vraie gare, seulement d'une petite cage semblable à un arrêt de bus. Jacques descend du train. La jeune fille est restée dedans, elle repartira. Elle a croisé la route de Jacques ou plutôt Jacques a croisé sa route, perdu dans ses déambulations il suit une ligne perpendiculaire à toutes les trajectoires parallèles des autres gens. Quel destin exceptionnel quand il y pense, il croise des centaines de trajectoires mais ne rentre en contact avec aucun des points qui les composent. Jacques a lu quelque part que la vie était une énigme mathématique. Quiconque a écrit ça, il était dans le vrai.

IX

Jacques pense qu'il est déjà loin de la ville, que le retour est impossible. A la réflexion, il ne serait pas si compliqué que ça. Cela doit faire à peine 24 heures qu'il a quitté la machine à café qui distribuait l'immonde soluble. Il pourrait prendre le train en sens inverse, rentrer, subir quelques jours de sermons parentaux, et tout retournerait naturellement dans l'ordre sans plus de remous que quelques vaines paroles d'inquiétudes vites dissipées par quelques mensonges anodins vites dissipés eux-mêmes par quelques défaillances de la conscience de Jacques et de celles des autres d'ailleurs. Jacques y pense, assis sur ce banc dans cette petite cage. Il n'y qu'un escalier à parcourir sous les voies, le ticket est dans sa poche. Mais Jacques se lève et prend la direction du village. Comme pour son départ, il ne s'agit que d'une modulation dans la lâcheté de Jacques. Peut-être, qu'à force des les accumuler il se constituera un courage, ou peut-être s'enfoncera-t-il définitivement dans les méandres de sa couardise, qui pourrait le savoir, sûrement pas lui.
Jacques marche dans le petit village, composé d'une grande rue et de quelques impasses.

L'église se dresse au milieu de la série de maisons mitoyennes. Au sommet du clocher, la girouette est un coq, qui semble un peu déplumé, tournant invariablement vers l'est. Jacques a confiance avec les églises. Il sait que quand il était petit, il les aimait beaucoup. Il se sentait bien dans ce silence monastique, dans cette atmosphère fraîche, à la lueur de la bougie. Jacques est décidé à entrer dans l'église. Il est 7 heures, les cloches sonnent et la porte s'ouvre devant Jacques qui marche décidé vers l'intérieur du bâtiment. Il passe en coup de vent devant un petit curé de village ébahi par tant d'empressement un samedi matin.

Jacques parcourt rapidement la travée centrale, avec l'autel modeste dans sa ligne de mire. Passer aussi vite entre les nombreux bancs de l'église lui fait l'effet d'être une glorieuse anomalie, traversant la populace crasseuse vers la grâce divine éternelle. Arrivé face à la grande croix qui orne le fond de l'édifice, il tombe à genoux. Les veines de Jacques sont saturées d'adrénaline. Jacques est pris dans une fureur mystique et s'attend à tout instant à recevoir en son esprit la parole divine. Il transpire de tout ses pores, ses muscles sont tendus, sa respiration haletante. Jacques attend, yeux fermés, bouche bée. Jacques attend, il commence à voir mal aux genoux. Jacques attend et commence à douter, il s'est laissé emporter. La lumière brillante du bonheur n'est pas descendue sur Jacques.

X

Jacques est parfaitement ridicule, à genoux, sanglotant devant un petit amas de décorations de mauvaise qualité. Pourtant, il y a encore quelques instants, cette petite église était une cathédrale intemporelle, débordant d'or et de parfums par ses vitraux aux couleurs irréelles. Les murs étaient couverts de cristaux d'un milliard de couleurs. Il traversait la foule en délire qui s'amassait devant le Christ en personne, saignant pour de bon sur sa croix, prêt à recueillir ses dernières dernières paroles et à enfin comprendre quelque chose à ce délire paranoïde qui se déroulait autour de lui, et au moment ultime, Il ouvrit la bouche, prêt à laisser couler de ses cordes vocales quelques phrases parmi les plus précieuses que l'humanité pourra jamais compter, et à la place on n'entendit qu'un soupir lassé. Serait-ce donc cela la sagesse ultime ?

Les forces de Jacques l'ont intégralement quitté. Il laisse couler de ses yeux des années de petits chagrins, de petites contrariétés si insignifiantes soient-elles, en larmes douces-amères. Tout ses muscles sont relâchés, eux-mêmes dans leur absurdité frappés de la lassitude ultime que ressens Jacques. Il a frôlé du bout du doigt cette fois ci la vérité et est retombé. Mais à bien y réfléchir, Jacques a saisi la rose magnifique de la vérité et n'a pu maintenir son étreinte bien longtemps dès lors que les épines ont meurtri les mains de Jacques. Jacques a les mains si fines. On voit des mains de Jacques que jamais il n'a rien fait de ces dernières. Jacques sent qu'il n'est pas loin, que si il laisse couler le sang sur ses mains, les larmes sur ses yeux et l'âme hors de son corps, il va partir, enfin et à tout jamais.

XI

Jacques se releva, lentement et avec difficulté. Ses jambes ne le portaient plus que vaguement. Il ressortit de l'église sous le regard interloqué du prêtre. On devinait à son visage rougeaud que son esprit anesthésié par des années de méditations et de discussions gériatriques, n'avait pas encore tout à fait compris quel drame venait de se dérouler au sein de sa modeste paroisse.

Sur le parvis, Jacques était au comble du désemparement. Comment Dieu lui-même avait-Il pu l'abandonner ? Jacques n'avait jamais cru en Dieu, mais arrivé devant ce grand bâtiment austère après toutes ses pérégrinations et déceptions, il y avait cru, sincèrement, au vieil homme bienveillant dans le ciel, il Lui avait donné tout ce qui restait d'âme dans ce dernier éclat de volonté. Et pourtant rien, Jacques sait qu'il l'a entendu, Jacques sait qu'Il l'a considéré, Jacques sait qu'Il a détourné les yeux dans une petite étincelle d'arrogance, comme l'ont fait tous les hommes, modelés à Son image, avec Jacques, toute sa vie durant. Que pouvait-il faire alors, même Celui qui sait tout sait qu'il ne vaut pas le coup de lui tendre la main. Jacques était maudit, pourquoi ? Dieu seul le savait.

XII

Jacques, malgré tout ce que le monde faisait pour qu'il reste prostré sur ce parvis et qu'on vienne bientôt le chercher et qu'on l'enterre vivant, s'était relevé. Il avait repris sa marche, sortant du village encore les larmes aux yeux. Il en était maintenant sûr, il n'avait pas de destin. Que faire maintenant ? Le destin est l'outil inventé pour que ceux qui, comme lui, savent qu'ils ne trouveront pas dans leur temps et dans leur espace le bonheur ou le plaisir, savent quelle chimère poursuivre. Jacques est abandonné car lui-même a abandonné de marcher, et pourtant il marche quand même. Mais où va-t'il ?

Jacques porte toujours sa chemisette mais il a jeté sa cravate en entrant dans la forêt. Jacques la trouve toujours laide et l'échangerait bien volontiers contre les premiers haillons de lépreux qu'on lui tendrait. Voila où va Jacques, contre sa chemisette si laide et si haïssable. Jacques va à l'opposé de la où il veut aller, Le dernier ectoplasme de rêve que possède Jacques est d'aller trouver la nature sauvage et la chaleur du soleil, dans le sud. Ainsi soit-il, il ira dans le nord brûler sa chemisette aux quatre vents de l'indifférence. Il sera alors, torse nu, dans ce jeans ridicule acheté dans un chaîne de prêt-à-porter que Jacques visitait annuellement malgré que la seule vue de leur logo pourrait le faire vomir toute sa bile. Il criera au monde que lui aussi est capable d'indifférence, que lui aussi peut se détourner du plus faible pour aller caresser langoureusement le cou du plus fort avec une lame émoussée. Jacques courra, comme il l'a fait dans l'église, sur une lande glacée.

Voilà à quoi Jacques pense, en marchant, sous la pluie sur cette route de campagne. Il sait qu'il n'ira pas vers le nord brûler sa chemisette, car elle lui colle à la peau comme un "Lâche" tatoué sur le front. Jacques ne va ni aller vers le sud pour vivre de soleil, ni vers le nord pour devenir un loup, ni vers les senteurs opiacées de l'orient, et il ne défiera pas non plus les océans de mazout et les colosses d'acier de l'occident. Jacques ne montera pas vers les cieux pour aller vivre avec les nuages, Jacques ne creusera pas dans les pronfondeurs de la Terre pour un accès anticipé à l'enfer. Jacques restera au centre des points cardinaux, il avancera mais le sol se dérobera sous ses pas et il restera pour toujours coincé sur cette si commune route de campagne.

XIII

Dans le cerveau de Jacques, une petite veine explose, soudainement, et Jacques meurt, sur le coup. Jacques a eu, comme tout un chacun, la mort qu'il méritait. Vie ridicule et inutile, mort ridicule et inutile. Serait-ce le doux souffle glacé de la faucheuse qui a poussé Jacques à prendre son petit chemin? Sûrement pas. En témoignent l'arrogance et l'indifférence avec laquelle elle a pris Jacques, en coup de vent, et en le remarquant à peine. Je lève maintenant le masque, car c'est, je pense, le juste moment pour le faire. Jacques n'existe pas et je suis celui qui l'a créé et si je prends la parole à la fin de ce texte ce n'est que pour souligner un point. Jacques était la vertu, en le regardant et moi en le créant, nous sommes, tous, le péché.

vendredi 6 septembre 2013

Réflexion

Dieu est une image de l'arrêt définitif de nos souffrances. On l’atteint à notre mort. On prie sa pitié et sa clémence. il est inatteignable, ses voies sont impénétrables. Et le plus important, il n'existe pas. Quand la douleur cesse, dieu disparait, la solitude nait, la douleur réapparait et dieu aussi. Nous ne pourrons jamais tuer dieu car la souffrance est la base de notre société. Pourquoi aurait-on besoin des autres si la solitude n'était une douleur ? Pourquoi la richesse serait un critère si la misère ne signifiait pas douleur ?Pourquoi l'Homme chercherait-il le pouvoir, si ce n'est pour cet espoir dérisoire d'avoir un jour assez de pouvoir pour stopper la douleur elle-même ? La douleur est à la source de la mort, de la peur, du pouvoir d'un humain sur un autre, du travail, qui n'est autre que la concrétisation de la douleur dans une structure organisée. L'Homme dit à l'Homme, prouve ta soumission à mon œuvre par ton labeur.