lundi 30 décembre 2013

L'Oiseau de nuit


Au poète exilé et majestueux cependant, maître s'il en fut, Edgar A. Poe.


C'était un personnage étrange, atypique jusqu'au cliché, que cet homme. Que dire d'autre pour le résumer, que ces mots : il était un enfant de la nuit ?

Cela faisait, en effet, toute la dualité de sa personnalité. De jour, gauche, maladroit, presque laid, il semblait empêtré dans ses idées, agacé continuellement par ses semblables, nerveux, mal à l'aise ; tout en lui dégageait l'impression d'un être qui n'était pas à sa place. Je le vis, lorsque je le croisai pour la première fois, comme un de ces misanthropes qui, condamnés à vivre parmi les hommes, sont semblables à cet albatros que dépeignait Baudelaire ; ici-bas, enchaînés à notre siècle, leurs ailes taillées pour l'azur infini leur sont un pesant fardeau. Et, de fait, il était bien ridicule, avec sa démarche empruntée, ses frusques sombres, sous lesquelles il étouffait, en cette tiède journée de mars : ses bottines de cuir, son long manteau épais, semblaient issues d'un autre temps. Sous sa peau fine, le sang montait au visage, lui donnant une teinte écarlate, sur laquelle ressortaient, éclatant et comique jeu de pastels, ses cheveux, longs et blonds, de ce blond normand, qui a la teinte des blés mûrs, lorsque, courbés sous le vent, ils offrent leur nuque aux lueurs du soleil automnal. Ses yeux, eux, démentaient tout ce spectacle ; et si l'on était tenté de rire de ce jeune homme, il suffisait de croiser son regard pour que cette envie disparaisse. Oscillant entre le brun et le vert sombre de l'opaline, selon ses humeurs, ils avaient en leur centre une corolle orangée, couleur de flamme, qui semblait, lorsqu'il regardait au loin, s'agrandir, gonfler sous ses sourcils arqués, et, pour un instant, dévoilait la nature profonde de cet infatigable observateur. Vous fixait-il, il eût plutôt semblé qu'il vous déshabillait, vous violait l'âme de part en part, et, cette opération finie, un bref éclat de mépris passait dans ses prunelles, qui, aussitôt, se détournaient de vous, comme un fauve rejette, dédaigneux, la proie trop maigre qui lui est tombée entre les griffes.

Mais ces brefs instants, où se révélait le fond de son être, étaient par trop rares, et, la plus grande partie du temps, son œil se perdait dans le vague, dans la contemplation mélancolique d'une terre terre trop lointaine, ce trait de caractère auquel l'on reconnaît les exilés, que leur exil soit physique ou, comme cet homme-ci, d'ordre moral, cas auquel la douleur est plus déchirante encore, car il n'y a alors nul espoir ! Et, pis encore, il n'y a pas même, pour ceux-là, de souvenirs de la patrie aimée, car c'est d'un monde autre qu'ils ont été chassés, et ce avant même de naître !

Qu'il fût un être hors de son siècle, je le compris, non cette fois-ci, mais lorsque je le vis dans son élément naturel, dans ces heures qui le transfiguraient, faisaient de cet être presque burlesque un homme grand, transformation que jamais, quelles qu'en soient les conditions et les circonstances, je n'ai vu plus marquée chez qui que ce soit d'autre. C'était son ciel, à cet oiseau ; et, lorsqu'on l'y voyait, les ailes déployées, on ne pouvait s'empêcher, par comparaison, de se sentir singulièrement diurne.

Évidemment, cet élément, c'était la nuit : la nuit, pour d'autres effrayante, pour lui amie, protectrice ; la nuit et ses ombres, que d'aucuns craignent, auxquelles il parlait, lui, comme à des connaissances de longue date, habitant familier des ténèbres, il l'était tant qu'on eût cru qu'il avait grandi entouré de spectres et de fantômes, ou que coulait dans son sang l'héritage lointain, revenu à la surface dans ses gènes, par quelque mystérieuse combinaison, d'un hypothétique ancêtre aux dents trop longues, au goût prononcé pour le sang et l'obscurité, cette naturelle complice de tous les crimes.

Il était alors tout autre. Sa taille brisée se redressait de toute sa hauteur ; altière, sa tête se levait, son front, dégagé de tout nuage, se montrait, haut et pur. Un regain d'énergie l'emplissait ; d'embarrassé et malhabile, il devenait souple et vif, majestueux dans sa façon de frapper le pavé d'un pas autoritaire. On sentait alors ce que naguère Dumas appelait « les cœurs bleus », référant à ces êtres qui, s'ils n'ont pas le « sang bleu », sont indubitablement nés pour commander ou créer, plier les hommes ou les Muses, marchant, pleins de morgue, sur les lois et les traditions comme sur les autres hommes, qui ne sont à leurs yeux qu'un décor : et, comme ils ne se sentent pas de jouer le rôle qu'on leur propose, ils improvisent, bouleversant la pièce jouée autour d'eux, déchaînant les fureurs du public sur l'instant, et, trop souvent, ce n'est que plusieurs générations plus tard qu'est reconnu leur génie et leur verve. Qu'il soit de ceux-ci, nul doute là-dessus. Si vous l'aviez, d'aventure, entendu, marchant à côté de vous dans les rues désertes, exposer, de sa voix grave, caressante et profonde, une voix qui, avant même que vous ne vous en rendissiez compte, enrobait votre volonté d'une brume envoûtante, paralysante, ses idées sur l'Art, le monde et les hommes, vous eussiez été, comme moi, conquis en quelques mots, sans avoir seulement opposé de résistance. Il vous disait tout cela d'un air si certain, en des termes si fluides, prenant d'une main si familière le firmament lui-même à témoin, comme l'on inviterait un ami proche à vous appuyer de ses arguments, qu'on ne pouvait piper mot ; et, dépassé par ces visions trop grandes, trop larges, trop vastes, des temps passés ou futurs, toujours planant sur les opinion les plus couramment acceptées, indifférentes à toutes les idées reçues, à la morale comme à la science, à Dieu comme au Diable, on se sentait, lorsqu'il s'en allait, à l'aube, infiniment dérangé, et l'on tentait de se débarrasser de ces paroles comme d'un brouillard malsain, l'on secouait alors la tête, comme pour se convaincre du ridicule, de l'impossible de ce qu'il avait dit ! Mais le doute, le terrible doute, ne vous quittait plus, et il avait fait naître, homme improbable, sa voix fine, incessante, irritante sous bien des crânes, et ce sans en avoir l'air, et peut-être même sans le savoir !

Comme tous les côtés sublimes de son âme, sa passion, son seul amour, ne se réveillait que de nuit. Il était écrivain ; il se disait lui-même un simple scribouillard trop plein d'orgueil, mais incapable de s'arrêter de griffonner, et souvent il en riait, de cet attachement sans bornes, religieux, à l'art qui l'avait sauvé, qui avait été sa bouée de sauvetage dans les pires tourments du dépit et du désespoir, de la misère et du fatalisme, de la souffrance et de l'humiliation, et cela depuis son plus jeune âge. Impérieux et intransigeant avec lui-même comme avec autrui, et même plus sans doute, il n'avait laissé survivre de ces années de productions ininterrompues que quelques ouvrages, publiés au hasard d'une période où la nécessité l'avait poussé à mettre de côté son orgueil, ou d'un ami qui l'avait poussé, presque forcé, à envoyer son manuscrit à un éditeur. Ces livres, remarquables par leur personnalité, distincte, détachée du nuage de romans qui paraissent chaque jour, n'avaient pas eu un immense succès, quoiqu'ayant réalisé des ventes raisonnables, et bénéficié du soutien de quelques critiques littéraires dans les plus fins – et les moins lus, l'un entraînant l'autre. Une chose, en tout cas, transparaissait dans chaque ligne de cet ouvrage : il était artiste jusqu'au bout des ongles, pleinement, totalement, éperdument amoureux de sa plume.

Mais venons-en au fait. Je n'ai pris le temps de décrire cet homme pour que vous puissiez saisir comment je me suis retrouvé entraîné avec lui dans l'aventure que je tenais à vous raconter. Cette aventure, la voici.

C'était un jeudi soir, en hiver, l'avant-veille des congés de Noël ; je me dirigeais d'un pas vif, pressé par le froid mordant qui règne dans les rues de Verdun à cette époque de l'année, vers l'appartement de l'ami dont il est question ci-dessus. À cette époque, nous nous connaissions depuis quelques mois déjà. Il s'était, pour une raison inconnue, attaché à moi, dans la mesure où les hommes de cette trempe peuvent s'attacher, et moi, de mon côté, je n'avais vu que du bon à tirer d'une amitié avec un gaillard pareil, à sa façon fort sympathique, quand vous étiez de ses intimes. Ce jour-là, il m'avait invité à passer chez lui, si j'avais quelques heures à lui sacrifier ; il comptait, disait-il, aller visiter un endroit à ses yeux prodigieusement intéressant, ce qui équivalait, venant de lui, à promettre à tout le moins une ruine gréco-romaine inédite, ou quelque fascinant et mystérieux temple souterrain, enfoui à deux cent mètres sous le sol de la ville. Bref, je m'attendais à tout, et, ma curiosité excitée me poussait à doublement me hâter.

En arrivant chez lui, je frappai à la porte. Aucune espèce de réponse ne me parvenant, je recommençai, plus fort cette fois-ci. Après quelques minutes de ce manège, j'entendis une voix bourrue, indubitablement énervée, s'enquérir de l'identité de l'importun qui osait venir le déranger dans son travail. J'en conclus, ce qui ne m'étonna qu'à peine, car comme tous les génies, il était d'un naturel très oublieux quand aux choses de tous les jours, qu'il ne se souvenait plus m'avoir invité à venir chez lui. Je déclinai mon identité à travers l'épais bois de la porte ; sans doute cela lui rappela-t-il quelque chose, car j'entendis un raffut indistinct, suivi du craquement de verrous que l'on fait coulisser. Passant de profil par l'embrasure dégagée, je vis mon ami, rassis à son bureau, grattant nerveusement une feuille de papier.
- Excuse-moi, j'avais oublié que tu devais passer. Je suis à toi dans cinq minutes ; juste le temps de mettre un terme à cette nouvelle. Sers-toi un verre, en attendant : tu sais où est le bar.
Non seulement je savais où était le bar, mais, de plus, je le regardais comme l'un des plus grands trésors dionysiens qu'il m'ait jamais été donné de voir. Comme Baudelaire, Rimbaud, Maupassant, et tant d'autres de ses illustres prédécesseurs, ce poète était dévoré par le démon de l'alcool, et, ce qui ne gâche rien, il y mettait un indiscutable goût. Je pris donc tout mon temps pour choisir entre les vins de Porto, les Tokays, les rhums bruns et blanc, les whiskeys tous Single Malt et autres délectables liqueurs. J'optai finalement pour un doigt de Bénédictine, cet alcool dont il m'avait raconté l'incroyable histoire. Créé par Alexandre le Grand lui-même, à base de plantes et de liqueurs découvertes durant ses campagnes, il avait été remis au goût du jour, des siècles plus tard, par les moines du même nom, qui en avaient sans doute retrouvé la recette chez Arrien ou Plutarque. C'est un alcool doux, aux senteurs de gentiane et de corsicone, qui évoque parfaitement le parfum des collines boisées de Macédoine, mêlé aux saveurs capiteuses de l'Inde.

Armé de mon verre, je m'assis près de la fenêtre, dans un fauteuil dont les ressorts brisés et le velours qui tombait par endroits, comme le pelage d'un chien galeux, n'ôtaient rien au confort ; je tirai mon paquet de cigarettes de ma poche, et, en allumant une, je me mis en devoir d'attendre.

Je fus réveillé par la poigne vigoureuse de mon ami, qui me secouait l'épaule sans aucune délicatesse. Je m'étais donc endormi ? Quelle heure était-il ? Je n'eus pas le loisir de réfléchir plus avant à tout cela. Impérieux comme toujours, déjà il me jetait dans les bras mon manteau, mes gants et mon écharpe, et, habillé de pied en cap lui-même, il ouvrait la porte et se jetait dans les escaliers. Pestant contre mon incroyable capacité à m'assoupir n'importe où et n'importe quand, je courus à sa suite, manquant de peu de me briser dix fois la nuque, tandis que, sautant les marches quatre à quatre, je tentais la périlleuse opération d'enfiler ma veste sans m'arrêter.

Nous naviguâmes à travers un long dédale de rues ; il m'entraînait dans un coin de la ville que je ne connaissais pas du tout, mais qui semblait de plus en plus désert à mesure que nous progressions. Ici et là, des immeubles de brique rouge, à l'abandon depuis des décennies, à voir les fissures qui lézardaient les murs, les fenêtres toutes brisées, sans exception, dressaient leur fantomatique silhouette sur des terrains obscurs, décomposant par mille ouvertures la lumière de la lune, animant des figures spectrales dans les ombres de leurs couloirs à nu. Je ne me sentais pas à l'aise. Non que je sois superstitieux, mais il reste en moi cette part pré-historique de l'homme, qui ne savait pas alors quelles terreurs pouvait dissimuler la nuit dans ses plis, et que cette ignorance autorisait à tout supposer.

Finalement, nous nous arrêtâmes, aux confins de la ville, devant une haute maison de pierre, qui avait du, bien longtemps auparavant, connaître son heure de gloire, à en juger de par les ornementations de la façade, le balcon de fer forgé, les fenêtres imitées du style gothique, se finissant en arc brisé, auxquelles ne manquaient que les vitraux. Mais, aujourd'hui, elle était à n'en pas douter inhabitée, quoique, bizarrerie que je notai sur l'instant, sans y attacher d'importance, elle ait été épargnée, comme à dessein, par les outrages des hommes. Ici, pas de fenêtres brisées ; quoique ternies, elles n'avaient pas quitté leurs montures. La porte était encore là, solide et imposante, se dressant comme un gardien, dans la majesté du chêne travaillé par une main habile. Je ne pus retenir un frisson au niveau de l'échine, en songeant que nous allions entrer là-dedans, alors qu'il était – je venais de consulter ma montre – près de deux heures du matin. Mais comment reculer, devant l'inévitable coup d’œil méprisant que me jetterait, impitoyable envers toute lâcheté, mon compagnon ? D'ailleurs, ma curiosité égalait ma crainte, et, ces deux raisons se complétant, je le suivis d'un pas qui se voulait hardi, alors qu'il venait de pousser le battant.

Arrivé à l'intérieur, je faillis m'enfuir, en découvrant le spectacle qui s'offrait à mes yeux. Un corridor sombre, fantomatique, se déroulait devant moi. Un lustre, suspendu en son centre, me fit, dans son irréelle blancheur, l'effet d'un revenant qui agiterait spasmodiquement ses bras de brume Les renfoncements qui s'ouvraient sur les pièces du rez de chaussée vous donnaient à penser que dans chacun d'eux, était tapi, attendant une proie que je ne constituais que trop bien, l'une ou l'autre de ces terreurs d'enfance : ici un monstre, là un assassin, dans le troisième, pourquoi pas, une chouette effraie qui, animée d'une volonté diabolique, m'arracherait les yeux de ses serres perçantes. Il me fallut rassembler tout mon courage pour parvenir jusqu'au bout de ce couloir, et grimper une à une les marches vermoulues de l'escalier qui le finissait, arrachant à chaque pas un grincement terrifiant qui, en se répercutant d'un mur à l'autre, ressemblait à un cri indigné qu'aurait poussé la vieille demeure, révoltée de voir des étrangers se glissant insidieusement dans les appartements des maîtres, sans personne pour les en empêcher.

Arrivé au palier du premier étage, courant presque, je donnai de la tête contre la poitrine de mon ami, contact qui m'arracha un petit cri d'effroi, ce dont j'eus aussitôt honte, car lui, imperturbable, semblait se moquer de moi, et ses yeux, seuls visibles dans la pénombre, brillaient de malice. D'une voix ironique, il m'invita à venir prendre place dans le coin extérieur de ce qui, à en juger de par son extravagante dimension, avait dû autrefois être un salon, que seuls peuplaient encore deux fauteuils au grabat décrépit, tout poussiéreux, mais, ma foi ! encore plus agréables que le sol, jonché de lambeaux de plâtre. Poussant ces deux fauteuils vers notre poste de guet, il prit place dans l'un d'eux, et, les yeux mi-clos, sembla se statufier dans cette position. Je mourais d'envie de lui demander ce que nous faisions là, et combien de temps il nous faudrait attendre – d'ailleurs, qu'attendions-nous ? Mais, sachant qu'il ne piperait mot avant que de l'avoir décidé, je me tins coi, et je l'imitai, quoique j'eusse bien trop peur pour oser fermer les yeux.

Je ne sais pas combien de temps nous attendîmes là, sans bouger, silencieux comme dans un sépulcre, lui, plongé dans quelque méditation, et moi, craignant trop de briser le silence, retenant presque mon souffle sous la pensée que, si je commettais pareil sacrilège, des spectres, sortant des parois, viendraient tirer vengeance de mon impudence. Cependant, il devait s'être écoulé une demi-heure environ lorsque, sortant de sa torpeur, il me saisit le bras, m'indiquant d'un geste muet que ce que nous attendions arrivait. Je tendis l'oreille, et ne discernait rien, sinon, au loin comme un battement d'ailes – bah ! quelque pigeon, sans doute.

Pourtant, ce battement d'ailes se faisait croissant, et indiquait, de par son ampleur frémissante, un volatile de taille autrement plus imposante. Mon énigmatique compagnon mit son doigt sur ses lèvres, et, m'ayant ainsi intimé de ne pas proférer un son, attendit l'événement avec une face quasi-extatique, comme un communiant l'hostie.

A ce moment, dans un lourd bruissement de plumes, une forme noire, à l'envergure immense, fit son entrée par la fenêtre. Je fus cloué au fond de mon siège par une terreur sans nom. À compter de cet instant, le reste de la scène se déroula comme dans un rêve ; je ne pouvais bouger d'un cil, et, les yeux écarquillés, je ne perdis pas une miette du spectacle qui se déroulait sous mes yeux.

Le corbeau – car c'était un corbeau, mais de dimensions monstrueuses ! - plana jusqu'à l'autre extrémité de la pièce, où il se percha à son aise, sur les débris d'un chevalet de bois. Se levant, mon ami s'approcha de l'effrayant plumitif, lequel darda sur l'imprudent qui venait troubler ses pénates un œil furieux. Commença alors une scène fantastique.

Entamant un discours dans une langue inconnue, aux sonorités slaves, il s'approcha de plus en plus de l'oiseau, qu'étrangement, ce discours semblait apaiser – à vrai dire, j'eusse à peine été étonné de le voir lui répondre ! -, chose dont il me donna l'explication, le lendemain, quand, remis de mes émotions, je vins quêter chez lui quelques éclaircissements.

Mais là, subitement, ce satané volatile jeta un regard torve sur moi et, déployant ses ailes, il fondit, serres en avant, en ma direction !


Ici, vous m'excuserez, mais il vous faudra finir cette nouvelle par vous-mêmes ; la fatigue me prit subitement, et je me suis pas senti l'envie depuis de m'y ré-atteler.


Poème sans poète

Dans le grésillement intense du petit foyer
S'échappent élégamment des volutes bleus nacrés.

Je les retient dans mes poumons
Et les relâche pris de pitié.
J'ai déjà trop exploité
Ces douces vapeurs de poison.

Et je me trouve, seul dans le soir
Sous cette lumière à contre-cœur
Belle mais vide de toute chaleur
Et je regrette le dernier autocar.

"Quasi una fantasia"


Allongé à l'ombre des arbres, je t'observe
Cherchant vainement quelque trait qui te desserve.
Agités par la brise, tes cheveux dorés
Jettent dans mes pupilles des reflets orés.

Sublime et rayonnante, regard au lointain,
«  Contemples-tu l'astre qui doucement s'éteint ?
Tu es, toi, un soleil qui ne se couche pas. »
Tu souris au monde – ton plus charmant appas.

Et ta joie flotte, éthérée, dans l'air azuré
(De ces bonheurs immortels rien ne peut durer).
Où gis-tu, aujourd'hui, charme de cet été ?
Sous les fleurs, à jamais, puisses-tu en paix rester.

Existas-tu seulement un jour ? Ou, peut-être,
Mes mémoires sont-elles peuplées de spectres ?

samedi 28 décembre 2013

Plaies internes



S'éveiller, à chaque instant, comme d'un songe

– Mon sommeil est le Temps ; alangui je rêve

D'un monde noir et froid, d'un soleil qui ronge –

À quand la fin ? « Bientôt ! Le jour qui se lève,

L'aube qui vient, peut-être, écloront en joies

Nouvelles, inconnues ; espère, et demain,

Quand le ciel, rose et bleu, étendra ses soies

Dans l'air clair dansera – tendre odeur de jasmin –

Une étoile, un rayon – une fleur, altière –

Celle que tu cherches, ciselant sans cesse

Tes stances sinistres et tes vers fiers. »

Fol espoir, mais, pour le moins, loin de qui me blesse,

J'aurai, dans l'aurore, la dernière aurore

(Et les voix du passé, lentement, s'éteignent)

Le long repos de ceux qui, jeunes encore

L'attendent – l'espèrent, tant déjà leurs plaies saignent !



6/5, 6/5, 6/5, 6/6. Andante ! 
Si je puis me permettre, un petit conseil aux lecteurs ; de façon générale, un poème se lit à mi-voix. En lisant un poème silencieusement, vous faites quelque chose comme marcher, yeux clos, dans une galerie d'art. Un poème, c'est aussi une musique - c'est d'ailleurs ce qui fait la beauté de cette forme ; nous avons nos rythmes, nos tempos, nos fantaisies ; même un vers dit 'libre' est soumis à des règles, à des jeux de sonorités, invisibles et pourtant réels. Ne perdez pas cela ! Si, pour ce qui est de mes humbles poèmes, cela n'a que peu d'importance à vos yeux - et je puis le comprendre -, c'est une douloureuse spoliation infligée à vous-même lorsque vous lisez Mallarmé, Baudelaire, De l'Isle-Adam, et tant d'autres encore.



Veilles


As-tu déjà vu – au temps où chutent les feuilles,
Lorsque sonne, triste et doux chant, le grave glas
De l'automne (et la bise s'arrête à ton seuil,
Elle épargne tes roses joues) – ici et là,

Les étoiles de givre sur les frêles branches ?
De ta fenêtre, où tu rêves, ma main sur ta hanche,
As-tu entendu – c'est un soupir, un murmure –
Bâiller – sous les terres, dans les flots – la nature ?

Vois, à l'orée des bois, les bosquets de hauts chênes
Courber leurs nuques sous la caresse des vents ;
Le saule, lui, dans ses grandes et lourdes peines,
Tel l'amant délaissé, pleure vers le levant...

Et toi aussi, chère enfant, tu soupires et bailles ;
Tes beaux yeux verts – corolles au rouge crépuscule –
Se referment – mais avant que tu ne t'en ailles,
Tes lèvres – que devant l'aube ma nuit recule.


Jérôme, 28 décembre

mardi 24 décembre 2013

Récifs


Des mots, encore – songes trompeurs – puis l'éveil
Rêver, créer – et dehors les rires haut fusent,
Trop longtemps ignorés, durant les longues veilles
Un jour – quand, je ne le sais... les souvenirs s'usent -

Délaissés, et sans crainte j'ai hissé la voile
Sur la mer de sépulcres où règnent les vertus
Ni chair, ni sang dans les corps nus qui se dévoilent
Languissantes, provocantes – froides statues !

Il faudra mourir un jour – sans avoir vécu !
Fixes les yeux tournés vers, au loin, le récif
(Il n'y a qu'une espérance pour les vaincus)
Où ira – souffle le vent – se briser l'esquif.

Enfin silencieux, tu reposeras sur la grève
Ignoré, adulé ou rejeté, qu'importe !
Enterrés tes murmures, envolés tes rêves
Expirées, tes paroles que le vent emporte.

Obscur, on te rit ; triste, on te fuit ; qui comprend ?
Nulle part, jamais, un autre prendra la mer
Cruel océan, qui donne un instant puis reprend.
Dans ton cœur – fleur étiolée – des regrets amers.

vendredi 20 décembre 2013

Pavane pour des infants défunts


(Ceci est l'ébauche d'un roman dont l'écriture est en cours ; certains passages, par conséquent, peuvent paraître peu cohérents)




Et dans les larmes, et dans le sang, artistes, nerfs du monde,
condamnés sans appel à en ressentir toutes les douleurs... 
                                                                                  L’Été des Sens.                                         



Chapitre 1




     Tu aurais pu le voir, rasant les murs tête basse, larme de foutre à la commissure des lèvres ; il parcourait de bas en haut et de haut en bas toujours la même ruelle sombre, furetant dans la pénombre du soir malade sur les cités enfumées. Il ramassait sa clientèle dans les tas adipeux au portefeuille craquant sous la pression des bouts de papier estampillés, toujours à la recherche de jeunes lèvres et de culs bénins pour assouvir leurs envies, balance des grands discours éructés durant la journée, là-haut dans les immenses tours d'acier noires, impeccables de dignité. C'était un gigolo de luxe, racoleur de haute gamme à treize ans (il en paraissait huit, avec son air malingre et doux, et la petite étincelle de colère naïve qui perçait au coin de son œil – flammèche affleurant le bord d'un puits de misère et de douleur), l'air provocateur à en pleurer, effacé et silencieux le reste du temps. Il avait commencé à rôder dans le quartier deux ans auparavant, sorti d'on ne sait où, une épave de plus dans les ouragans qui sifflent chaque nuit sur les banlieues pauvres, accepté et protégé – de loin, car excepté ses clients nul ne pouvait l'approcher sans le voir fuir aussitôt – par les putains elles-mêmes apitoyées à la vue de ce gosse – peut-être, le souvenir des vagissements au-dessus du fleuve, après l'accouchement dans la chambre froide et sale, avant que les mains ne serrent la gorge miniature, puis le jaillissement de l'eau et le bruit de chute qui se répète dix mille fois dans la mémoire, jusqu'à ce que la drogue ait avalé, vorace, les derniers neurones témoins du meurtre. Un rescapé de la DDASS, un survivant venu de loin, vers l'Est, des plaines où jadis, il avait vu le jour brûlant les steppes se lever, confiant et joyeux – mais désormais, pantin de chair, l'errance longue et cruelle, brisé par la vie, incapable de révolte, fuir et se cacher, et les longues stations à genoux sur le béton qui écorche la peau – le mouvement de va-et-vient de la tête comme désarticulée devant l'ouverture béante du pantalon, plus tard les vomissements, longs jets de bile jaunâtre, dans les caniveaux.


     Tu l'aurais encore vu – un regard furtif, jeté au tableau horrible et captivant –, à l'heure où commence dans les villes mornes, mélancolique, la triste danse des foules battant le pavé, recroquevillé dans l'encoignure d'une porte, sur un banc dans un parc où virevoltaient les déchets et les mégots autour des restes de pelouse aride et fade, transi de froid – mais aussi, je veux le croire encore, de douleurs muettes et impénétrables –, frissonnant nerveusement sans ouvrir les paupières. Quelquefois – la consolation des déshérités est brève comme un éclair dans le lointain –, avant l'éveil, dans les brumes douces d'un rêve, il n'était plus là, parti ailleurs, dans des plaines sèches et douces, courant dans la lente ondulation des graminées par milliers. Alors un sourire innocent, l'espace d'un instant, illuminait son visage pâle – un falot dans le règne du désespoir moderne, une larme de lumière chue du ciel sur les rivières de béton irisé. Souvent, j'ai pleuré, assis sur un banc proche, enveloppé dans un vieux manteau troué, la tête dans les mains, de ce que j'étais encore infiniment plus heureux, malgré la faim et les tremblements du manque, que cet ange déchu, cette espèce d'accumulation sadique et infinie de malheurs sur un seul être – et l'étonnement du réveil sur ses traits, incrédule un moment, puis la lueur brève, sous la paupière mi-close, de la résignation. À genoux les supplicants dans les allées de la mort – jamais plus ne fleuriront les chrysanthèmes bleues –, rangées sinistres de nuques fléchies par les âmes trop pesantes, dans l'immensité des péchés – rachat permanent par mille Passions d'enfants frêles.


     Bref, le résultat de tout ça – l'addition des personnages par le quotient des décors gris, combien mon fils ? - c'est que, voilà, sans trompettes ni tambours il y a eu, de la grande porte ocre pollué qui barre l'horizon des enfants des rues jusqu'aux faubourgs rupins, des défilés – Patrie, gloire et désarroi, les couleurs glissent en bas du mât, tombent dans la merde – de malheurs comme jamais tu n'en as vu – ou alors, si les rayons crus et drus du lampadaire sont ton seul halo dans les nuits, comme tu en as vu soir après soir, et la glotte paralysée d'avaler les défécations du monde – gerbe une bonne fois, tempête de tristes couleurs avant l'arrivée au sol de la cascade, des vrais torrents que nous sommes tous les deux, n'est-ce pas, camarade fils de pute ? Sauf que moi à titre tout à fait personnel je pense que ma mère a du découcher avec un calamar (pas même de Gabriel pour annoncer ces cérémonies rédhibitoires) au vu de l'encre que je crache, seul vestige des nausées sans fin, oscillant sur les tombes pendant le grand pèlerinage quotidien jusque là où reposent tous les orphelins de père, champ de croix, deux cent mètres derrière la citadelle, toujours entre la porte et les faubourgs – on reste dans le domaine, ici c'est chez moi, regarde, les excréments de ma race sur les murs... bidonvilles, toilettes publics du monde.


     Ça a commencé – non, pas avec le printemps, imbécile, c'est pas de l'horticulture qu'on fait ici, dégage et emporte tes masturbations fourbes avec toi – vers la fin du mois d'août, quand sous le ciel bleu caustique crient les gosses peaux-blanches et fleurissent les roses rouges sur les bras brûlés. Ma foi, à voir, ça n'était pas bien extraordinaire, l'horizon des vies semblait toujours aussi gris que les jours étaient clairs, n'empêche, j'eus comme un frisson – les contractions, douleurs précoces, avertissements – en voyant s'approcher... Il se reposait, réchauffé par l'air doux d'une fin d'après-midi, lorsque s'allongent les ombres mais avant qu'elles ne se fassent sinistres et menaçantes, sous un arbre, au sommet d'un talus, au fond du grand Parc – et la poussière dansait dans un rayon de soleil au-dessus de sa paume droite, l'autre main posée sur le ventre (c'est le cœur de ces enfants-là, tu sais)... en voyant s'approcher – j'aurais juré sur mon dernier fix qu'elle sortait tout droit de sa côte – une gamine mal sapée, qui a gravi en silence la pente, et sans un bruit - comme un souffle au parfum de cigarette, qui aurait eu un sourire de suicidé -, elle vint s'asseoir à deux pas de l'autre, sur la lisière de la zone d'ombre que dispensait l'arbre. Je suis resté coi, j'avais au tréfonds du diaphragme senti frémir quelque chose, comme un lavis pastel, si derrière on pressent sans le voir un fonds d'orage, noir et zébré de jaillissements électriques.


     Elle est restée là, une heure peut-être, sans bouger, immobile et muette, les yeux perdus dans le vague – par deux fois, seulement, elle a sorti de sa poche une blague à tabac, roulé puis léché la feuille de chanvre transparente, et repris au milieu des volutes en langues de fumée haletantes sa position statuaire, regard fixe encore vers les nuages qui se meuvent au loin, teintés de rose alors qu'expire lentement le jour. Et puis – comme si le crépuscule avait murmuré au creux de son oreille un appel grivois et salace -, le gosse endormi a subitement écarquillé ses prunelles ; comme une proie surprise au nid, une lueur de crainte est passée dans ses yeux gris. Un mouvement vif, et il avait détalé, disparu déjà. Un sourire sur les lèvres de la fille, réflexion ou souvenir, et elle aussi s'est levée, et d'un pas tranquille a descendu la butte, s'est éloignée – vers où, par les chemins qui serpentent entre les grilles de fer, dans le crissement du gravier sous les pieds souples encore ?..


     Plusieurs fois je devais voir, ou dans les rues où il se vendait – et l'éclair fauve dans ses yeux, les mains crispées, nerveuses, les mâchoires serrées à se briser, étaient haine et colère -, ou dans les aubes moroses, près de lui, toujours silencieuse, souvent invisible dans l'ombre, sur un toit, dans une encoignure, cette figure protectrice, et qui rêvait – moi je le savais, et même je l'approuvais, bien que trop lâche, entends-moi, le chien jappe et n'aboie pas – vengeance (ou, qui sait, était-ce les affres plus profondes encore de la jalousie ? car quelquefois lorsqu'elle posait sur lui son regard, sur le sourire blême glissait, furtive, une douceur nouvelle – et sa rage ensuite, quand revenait le soir, se faisait fureur, croissait, muette toujours, pour combien de temps, les facteurs ont changé, exponentielle l'équation, elle te prend dans ses remous, le naufrage est proche, enfant).


     Pourquoi ? Spectateur je ne puis savoir... À quoi me servirait l'essai d'écarter les voiles de passés incompris ? Si souvent alors, derrière, fables et tissus de mensonges, crois donc ce que bon te semble. Du jour au lendemain, peut éclore dans les déserts, sans raison, la rose des sables – destins ou hasards, sur les épines s'ouvrent des corolles inattendues ; c'était une de celles-ci peut-être ; tant il était doux et beau dans le sommeil, quand la paix d'autres mondes envahissait son visage ! Ne manquaient que les glaïeuls (tu ne sais pas ce que c'est, ils ont été depuis longtemps brûlés par les pluies acides, il en reste des tableaux en souvenir) à ses pieds et deux trous rouges au côté droit...

































Chapitre 2




     L'automne était venu – pas l'automne gai, où jouent dans les airs les grands platanes, et les saules hystériques près des rivières relèvent leurs longues chevelures au vent en sifflant lugubres et beaux, l'autre... les feuilles déjà maladives qui pourrissent en tas, indifférenciées dans le caniveau des monceaux d'excréments (seringue cachée pique dans ton pied au défaut de la godasse, tu l'avais pas vu, élancement puis expectative, comme au tiercé : syphilis ou sida ? Hépatite, m'sieur ! - Ah merde mettez m'en 20 sur un autre tiens celui-là le 237 je sens que c'est mon jour oui oui oui...) et puis le ciel encore et toujours plus gris encore et toujours plus triste... À croire qu'il a souffert les pires malheurs dans ces environs de l'année parce qu'il en tire une gueule – et la pluie, la pluie, qui suinte froide et corrosive sur les os frétillants, déjà fort grêles – et les choucas haut perchés, sur les grandes grues au dessus des terrains vagues, crient et raillent (fracas du bec plongé virulent dans les plumes rebelles et cri à nouveau petit raz-de-marée noir). Moi, quand vient l'automne, j'ajoute à l'héroïne et ses virées macabres proches du vide l'alcool et ses coups de reins frénétiques, vivants dans le déplacement balisé du liquide translucide – je t'emmerde enfant de putain petit con j'ai froid, je désinfecte les plaies internes des crucifiés voilà tout.


     Et donc – accumulation des souffrances sous les réverbères quand grandissent les nuits – j'ai vu, ivre au petit matin, à côté de l'enfant l'infante, deux séraphins sans ailes plongés dans le doux sommeil – perdus dans le royaume des vivants morts, c'était vraiment pas leur place, manque de fioritures ici-bas et puis leurs guenilles puantes encens fort peu approprié, m'est avis que le Seigneur tout-puissant ne les aurait pas acceptés en Sa présence, c'est qu'il est un peu guindé le vieux, pas du tout comme moi tiens donc (et puis il est mort disait un vieil allemand accoudé à sa croisée hurlant folies et déchéances l'homme futur et le monde retransformé Der Übermensch)

     
    Ah, je t'ai entendu – étincelle sonore entre tes lèvres parcourues de tics incessants dents serrées et disjointes – me traiter de pervers à zyeuter deux gosses à mon âge respectable j'aurais pu être leur père (justement, les errants sont hommes tu sais...), au lieu de m'en aller désintoxiquer mes veines usées où coule inlassable la décrépitude et grouillent les cancrelats. Crois pas ça, regardez les petits enfants c'est le Nazaréen qui l'a dit – seuls les soutanes sataniques semble-t-il dans les bordels sous les voussures des hautes nefs gothiques l'ont mal compris (après tout, ils auront des oreilles mais n'entendront pas). Et moi de toute façon crétin le jus noirâtre radioactif versé à la cuillère tordue par les entailles béantes m'avait rendu impuissant (gargouillis de désirs oubliés, angoisses, soubresauts de vie mais vite, vite, le pic acéré et l'extinction dans les abîmes où chantent les couleurs). Viens donc moraliste ici dessiller tes yeux je suis drogué tu es aveugle, cure rafraîchissante proto-thermale de sang sur les murs lézardés et puis les anges faciès hideux couperosés en talons aiguilles et sans-jupes sur les trottoirs, ton règne est venu sur la terre pas exactement comme au ciel mais merci tout de même mon Dieu.


     Et donc moi j'étais là, attendri – trouée dans les nuées épaisses, derrière un moment comme une lumière, afin que vous sachiez de façon certaine qu'il y a d'autres mondes et que par ce constat se force le contraste, conséquemment redoublent d'amertume les larmes quand au paroxysme des nuits vole en éclats l'orgueilleuse faconde... il ouvrit les yeux, lui le premier. Aussitôt palpitation – flou des gestes à travers les vapeurs éthérées, je vis un mouvement brutal, les ongles dans la chair puis rejet, et la fuite éperdue sans pensées, seul l'instinct (peur, crainte, effroi, jacassent toutes les manies des hommes fous derrière les sourires banalisés). Désenchantement – si figer le temps était chose possible, lorsqu'un court instant dans les crêtes des vagues hautes viennent glisser les oiseaux-couleurs venus des grandes plaines azurées, avant que ne se referment les gouffres et ne cèlent dans leurs profondeurs loin des mains avides l'espoir à caresser...


    Elle, interdite, arrachée à son rêve, regardait sans le voir le bras ensanglanté – un temps auparavant posé tendre sur une taille enfuie désormais. Soubresaut, puis sur les joues les longs ruisseaux salés et sur la bouche le frémissement des mots qui ne sortiront jamais. Froid dans les cœurs, signe de vie encore – avant que de s'engager tête basse dans les sentiers de la mort, quand encore devant soi l'horizon est infini. Elle pleurait silencieuse, et je me retirai – respect à genoux devant les chagrins qui sanctifient ! Plus d'enfants mais des saints, une fois passé – il laisse, sur le front, un pli soucieux, et dans le creux des cernes une marque violette – le crayon du malheur.


     Après cette scène, l'âme au vague, je m'en suis allé porter mon malaise hors de mes terres, vers les quartiers – cercles concentriques parcourus à rebours – où se dressent étincelants les temples - colonnades arrogantes – du grand Dieu Unique et Universel – curieux, interloqué, souvent je suis resté pensif (la main qui caresse le menton rêche, quelle signification à cela?) devant les foules immenses de pèlerins affairés, chorégraphies païennes des pantins outrageusement fardés frappant les claviers – poules de haute volée à vrai dire... Et les prêtres officiant gagnant perdant distribuant volant le Dollar et l'Euro et le Yen et le Rouble au son des onze mille télécopieurs, et les confessionnaux de contreplaqué coursier face à terminal, la plus grande guerre de religion de l'histoire, conversion instantanée simultanée de tous les peuples – mort dans la misère et les geôles froides aux hérétiques – et les transports d'extase des grands mystiques sous les autels où miracle oscillent d'eux-mêmes les chiffres sur les très saintes reliques rétro-éclairées. Ave Lucra et gloire à tes billets innombrables dans les coffres – l'Alpha et l'Oméga où seuls ont accès les grands manitous banquiers aux sceptres magnétiques –, et au-dehors hurlent sous les coups les rejetés ventres vides, et dans les longs couloirs illuminés six cent oracles rendent les décisions infaillibles de la Bête aux sept têtes – sur sa croupe, lascive et les cuisses humides, la grande Prostituée, mère de tous les vices, la branle consciencieusement, et dans l'orgie des richesses jaillit abondant le foutre des armées en jaquettes noires, sexe dans les alcôves et sous les bureaux, accouplements frénétiques et violents dans les voitures de maître et les ascenseurs.


    Derrière, dans les rues propres éclairées jour et nuit enflent les cris blasphématoires des heureux temporaires, autour des pavillons blancs – dans les jardins les fleurs mathématiquement arrangées – jouent les poupées fort bien habillées (offense à la face de l'enfer, un jour prochain sur eux aussi sans doute s'étendra vengeresse la misère, et les sanglots remplaceront les rires). Post-histoire mécaniquement organisée, rien d'aléatoire autour des grands écrans où brille un bonheur aux teintes plastique et silicone, plus de parfums dans l'air, seule âcre flotte l'odeur pétrolifère aux croisements des grands boulevards, et les enseignes brillent clignotent se trémoussent annoncent multiples les illusions. Sexe encore et voluptés de limaces dans le confort des draps satinés et les pénétrations haletantes des corps mous et flasques devant les glaces sans tain (qui donc de l'autre côté inlassable observe le tremblement saccadé des sommiers?).


     Bien des tableaux et des tabloïds, peintures d'une vie aux règles étranges (organisation type fourmilière apprise dans les écoles polytechniques), et les couleurs enfuies remplacées par d'autres, inconnues créées de toutes pièces, des couleurs aux noms en bits (j'aime tes yeux #00045 ô ma jolie salope) ; je suis stupéfait, ivresse oubliée, ici on me regarde avec désapprobation quand je sautille sur les pavés – savoir découper le temps au rythme des rebonds – et il paraît criminel de fixer rêveur désœuvré les oscillations des branches dénudées et de répondre de la main à leurs sympathiques salutations muettes... Rapidement j'ai fui ces déserts trop réguliers (foutre le camp en courant des asiles psychapitalistiques) – revenu près des ordures et des cimetières, là où s'agitent encore agonisants certes convulsifs sans doute mais encore vivants, les derniers des hommes (spasmes, orgasmes...).

 

Chapitre 3




     J'ai tout de même eu une foutue surprise – jamais connu l'ébahissement joyeux, naïf, à genoux sous les ramures vertes du grand sapin, quand dans les cotonnades blanches partent vifs et stridents (doux pourtant paraît-il à l'oreille) les éclats de rire innocents... graveleurs... Bref, foin de digressions (ah ! - admiriez badauds de jadis dans les foires criardes les cris des chalands – aujourd'hui toujours dans le graillon mais écrivaillons – l'académisme ! Et les nœuds papillon à reflets bleutés c'est-y-pas une grande plume ça mamie?) j'ai vus – nichés les oiseaux anachroniques à l'approche de l'hiver (émigration sans passeport, de nos jours, vous savez... piaf ou pas...), moineaux de féerie aux plumes un peu trouées, mais l'essentiel – le chant, le chant ! le jour où cesseront leurs trilles les mésanges et passereaux dans les villes et les campagnes viendra la fin des poètes -, le même gazouillis cristallin et la main dans la main, geste anodin – cœur serré toujours devant l'amour, vieux sentimental – mes deux gamins enlacés rayonnants, sous le porche d'une église (les flèches haut dans l'azur sinistres et les volées de corbeaux qui croassent lugubres – les avaient-ils seulement vus?). Et le bedeau – sans bedaine, sans doute la raison de son air acariâtre – qui désespérément tentait de les chasser – la crasse et la pauvreté, sûr que c'est moins gai et quand ça vit encore c'est sans auréoles (jamais les sourires nimbés de halos étincelants que dans les peintures naïves sur les vitraux, là est la vraie béatification, bulle papale, du vent), mais vois-tu des mioches comme cela sur les parvis de tous pays j'en avalerais presque de bon cœur la Rédemption et la Charité toute-chrétienne...



     Nul ne saura jamais, sans doute, comment – quels mots, quels silences, partagés (où ? était-ce dans la ruelle calme ? sous les grands frênes hochant de la tête, dans le parc où elle s'était allée comme sur une tombe pleurer sur le lieu où elle l'avait aperçu ? près du fleuve, peut-être, et le bruit lent de l'eau noire clapotait contre les coques des péniches) ; peut-être, la main tendue, les serrements et les serments muets – débauche de paroles est mensonge et vanités, dans le calme les vérités -, doucement monte la chaleur dans les étendues intérieures – renaît la confiance dans les yeux des rejetés, révolte des bêtes qu'on emmène à l'abattoir, ferment des révolutions et imprécations libertaires, hardis les aimés (si facile, quand le ciel est à deux pas, de mépriser les hommes). Qui sait ? Qui peut dire avoir vu l'instant précis où éclot la fleur, guettant dans les jardins sous la lune pâle ? Ils s'étaient considérés sans doute – lente reptation méfiante, les loups s'observent à la dérobée – et brutale la suspension de l'horloge, un regard à découvert dévoile les âmes, reprend le temps mais rien n'est plus pareil, frères désormais les fauves. Ma sensiblerie m'emporte – belles les illusions sans doute, mais toujours la course contre la lassitude, l'envie humaine nature et les haines et les jalousies rongent féroces les roses nées sur les cœurs, tôt ou tard la trahison – faut-il donc périr avant pour conserver éternelle la fleur ? Peut-être qu'eux n'auraient pas cette chance – et mort alors à l'innocence de leurs mains. Tragédies et spectacles, intensité du dramaturge, sur les scènes dans les ventricules (organiques toujours les passions, le Dieu des saints lui-même naît quelque part entre l'aorte et la veine cave, secrets murmures dans les cryptes internes) ; le rideau s'est levé, les acteurs sont là, j'attends curieux impatient (toujours, quelque part, jamais dite, tenue cachée – mais présente – cette envie de crimes et de sang).

    Tout l'automne durant, je les ai vus – comme on regarde grandir un jeune frêne ; ses feuilles se déploient timides, ses branches s'élancent vers la lumière, et il semble que sous la main il frémit de ces efforts continus. Chaque matin, le sourire revenait un peu plus fort ; derrière la crainte présente encore, montait l'espoir ; pauvres fous ! L'enfant, naïf, joue dans l'herbe – et dans les cieux, derrière les cimes des forêts, monte un sourd grondement (symphonie B-29). 

   
    Reste-t-il quelque part, entre ciel et terre, des lieux où - dans les frais bocages, à pleines poignées les mousses vertes (mais les flammes tôt ou tard les dévorent) - l'on puisse échapper à la dictature des êtres ? Chercher, peut-être, dans la calme compagnie des corps froids, étendus sur le marbre des caveaux – il semble qu'il n'y ait nul recours autre que celui-ci (ô paix des sépultures!). J'ai vu tes œuvres, et vois ; tout est vanité.


    Encore des semaines, et au fil des jours, j'en oubliais moi-même mes noirs pressentiments – calmes (trop calmes?) les eaux du lac, la brise est tombée, et dans l'air doux se dessinent, au loin, les silhouettes de trois oiseaux, leurs ailes battant, palpitations régulières d'un monde heureux (trop heureux?). J'admirais, sur la berge, mes deux enfants, toujours ensemble, et je sentais dans mon cœur aussi renaître, fleur tenace, l'espoir – de temps à autre, un rire, timide encore mais déjà teinté de confiance (comme le chant, sous la terre, du printemps à venir, se moque des nuages trop graves, trop sombres qui couvrent l'horizon). 


    Peut-être – il est si doux de croire, au premier rayon de soleil, au premier sourire de l'amour, que le rêve ne se finira jamais, et qu'il ne faudra plus se réveiller, frappé de stupeur, et que jamais (souffrance d'ouvrir les yeux) ne reviendra la douleur des postures inconfortables sur la pierre froide et dure –, peut-être que le monde les avait oubliés, après tout.

















Chapitre 4



    Les cuivres ont tonné, graves et majestueux dans les hauteurs solitaires, et la neige empressée impatiente est descendue – tourmentes sillonnant les avenues, obus, mitraille, grenaille, soufflent les canons dans les cieux, guerre au-dessus des nuages, l'artillerie des tempêtes est en marche, la charge des vents sabre haut, féeries blanches, cosaques impétueux chevauchant les blizzards ; tout à coup le manteau nouveau est tombé sur les épaules de la cité, huit cent mille hermines égorgées, dépecées, au bas mot (et eux encore ils veulent l'enlever). Longues pérégrinations tout le jour (alimenter les brasiers de carton cour des Miracles – trappeurs les pièges à haillons sur les trottoirs (voilà mes fourrures) ; villes hostiles bien plus que les sauvages étendues... les hommes frappent sans faim).


    Moments de joie et d'allégresse à l'horizon gaie saison (sapin ô mon beau sapin, et chérubin braillard dans le foin) ; je me tais abattu, atterré, lâche muet – mais si j'étais poète ! ah si j'étais poète ! alors haut les cœurs, cargue la voile matelot, redresse la barre et tonne la bordée des sarcasmes, les vérités jamais assez dites, enfle la rage et que personne n'en réchappe ! Hissé le pavillon rouge, pas de quartier, les mots frapperont sans pitié, spadassin du Verbe je pourfends, me fends, reprends, repique au cœur, fauche ton trèfle et t'étale sur le carreau, jeux vainqueurs jaillis des linguistiques profondeurs (spéléologie dans le Logos) ; infirme brisé, il me reste encore les noms communs les adjectifs les modes substantifs - jamais passif - gifles magistrales à grande volée de conjonctions – néfastes les astres, ton glas a sonné race maudite. Cependant je suis peu poète, tout au plus troufion, ramasse-cadavres de ces glorieuses légions – le vent du temps a soufflé, ne reste dans les champs de gloire que quelques uniformes rouillés et des lambeaux d'étendard, les aigles ailes arrachées – plumes couchées ne se relèveront plus (exilées les Muses, générales sans guerriers).


    Descriptions fantaisistes – à défaut, ethnologue je me fais -, regardez mœurs étranges de ces anthropophages – j'ai vu vides les fosses communes, qui donc à pas légers et furtifs, avide, dérobe les corps ? Ici donc, civilisation curieuse – conjecturons d'après les gueules ébahies mystifiées des primitifs que, derrière ces vitrines ardemment léchées – des femmes écartent les jambes, se doigtent furieusement, rangée de chiffres sexuellement excitante en dessous d'une pièce de tissu imitation léopard, 2699,99 – des idoles peut-être (silhouettes de plastiques humanoïdes rectifiés, vêtus de parures étranges bariolées) ; importance capitale de l'animal totémique porté sur soi en permanence, fréquemment consulté, on lui parle couramment, guettant attentif ses réponses, approché de l'oreille. Courante litanie « money, money and blood of the poors ! » Rechercher tout de même la paix de la conscience, dans le jet aléatoire évidemment méprisant des jaunets sur les loques anonymes allongées au bord des chemins. Si vous relevez les franges parfaitement arrangées – alors terrible apparaît la marque de la Bête (de fait, nous sommes face ici à une importante population d'esclaves preuve le tatouage commun, explication des cris de haine et des injures à l'encontre des non-adorateurs – règle universelle, toujours les chiens aboient après les loups, même si ceux-ci sont squelettiques et mourant de faim. Annuellement – deux mille ans de tradition, ô bacchanales hivernales ! - le déploiement du faste se fait étalage ostensible, galeries de biens dans les temples à arcades des Dieux (et lors ceux qui ont la marque puisent dans ces richesses, les réprouvés hurlent à la lune sur les collines avoisinantes).
   

    J'ai cette tendance à m'emporter – rage furieuse, dans l'arène le condamné menace du poing, ridicule (grandiose peut-être, car derrière lui est le spectre majestueux de la Mort), le public massé dans les gradins – envers le monde – jalousie inavouée peut-être, ils semblent au fond sinon heureux, du moins sans peines, ces regards dépourvus d'âme, stabilité et paix des pierres insensibles, frénésie et bouillonnement du torrent, ses eaux jamais ne trouvent le repos. Je ne sais, peut-être est-ce à leur force grégaire que j'en veux, peut-être à ta force de ne rien dire, te taire et fermer les yeux, comme mort (et heureux sans doute les corps couchés dans les tombes). Et les brumes de la drogue, le singe sur le dos, manque permanent, attraction vers un autre monde, et dans les éclairs de lucidité – les rayons du soleil brûlent l'homme qui, enfermé dans l'ombre, soudain se risque à jeter un regard au-dehors – le mépris de soi qui se fait mépris des autres, haine féroce, mais je doute encore – cela vaut-il la peine de s'extraire de la nuit quand le jour au-delà est si morne, s'il n'y a plus les couleurs des rêves bienfaisants? Envie, et pourtant je ne voudrais ta place – plutôt, une autre issue, peut-être, une autre main, tendue, que je prendrais et qui me sortirait de mon caveau sans retomber dans le tien – faut-il croire que l'amour, l'infini à la portée des chiens, est la seule liberté mêlée de joie, et l'amertume dans toutes les autres – n'y a-t-il donc rien que les illusions pour fuir ? Il y a la mort encore, mais trop définitive, trop exclusive – et illusion elle aussi, qui sait ?  Dans la vie, la douleur ou l'oubli, mais je ne suis pas prêt à renoncer à moi-même, l'orgueil des êtres sans Dieu ni maître est un long chemin de croix – et pourtant je ne puis croire au Dieu dans les cieux, ni au tien, le seigneur des grandes maisons et des écrans scintillants et ses saints chromés – je refuse et à genoux encore dans les pierres qui écorchent et rouvrent sans cesse les plaies, le sentier – nulle lueur à l'horizon, progression laborieuse dans le néant, vers le néant, sans même exister – il faudrait pour cela un regard au moins qui me reconnaisse comme un être, et qui ? Qui donne cette vie aux parias solitaires ? Survivre, survivre, puis mourir enfin – et n'avoir jamais vécu. Les mains tendues, implorantes – mais vers où ? ni le ciel, ni les hommes ne répondent (supplier, exiger – le vent qui siffle étouffe mes cris) –, et le long hurlement continu, depuis le fond des gouffres.


    Tentation, pourtant, d'être au moins un regard, au moins un souvenir – s'il faut se redresser encore, que ce soit pour être la mémoire de l'innocence, et derrière, peut-être, la rédemption – j'y crois, encore et toujours !

 
     Le fait est qu'il avait, tu t'en doutes, cessé de se vendre ; ils vivaient de rapines et de pitié – commisération odieuse (mais toi aussi, sans doute, tu achètes conscience et considération par quelques pièces ostensiblement glissées dans le tronc des pauvres – crois-tu donc qu'il y ait un prix qu'on puisse payer pour le droit au mépris?) et utile pourtant. Peut-être avait-il déjà commencé à oublier – si courte, la mémoire des hommes (connais-tu le trouble terrible de ne pouvoir effacer les souvenirs, d'être ces murs des geôles où sont pour l'éternité gravées les douleurs de cent mille vies – non, sans doute, puisque tu te lèves encore, et que la conscience de ce que tu es ne t'a pas encore mis à genoux et fait courber la nuque). Mais elle – dans son œil farouche, continuait de brûler une flamme jalouse ( ce que tu oublies si aisément, d'autres le savent encore). Ils ne le voyaient pas – mais j'ai vu, moi, dix fois, vingt fois, un regard cupide, envieux, posé sur eux ; certains de ses clients, sans doute, voulaient encore salir leur petite putain – leurs rêves, inscrits sur leurs visages, posséder encore ses jeunes entrailles, souiller encore ses lèvres où se refermaient lentement les dernières plaies ; on eût dit des fauves, regardant depuis les cages de l'arène la proie qu'on leur avait arrachée, pas encore rassasiées (toi aussi, sans doute, tu veux du sang et des cuisses tremblantes, assouvir tes pulsions, chien en rut?. Nuages sombres au loin, couvrant peu à peu tout l'horizon – bientôt, la fuite devient impossible.


     Cela arriva un soir – il était assis, pensif, sur un pas de porte, et, sa tête dans ses mains, il songeait (je vis deux larmes rouler lentement sur ses joues, mais il souriait, d'un sourire doux et beau, comme sourient les enfants calmes). Il ne vit pas l'homme s'approcher de lui, et ce n'est qu'en sentant une main lourde se poser sur son épaule qu'il tressaillit, et leva le regard – l'espace d'un instant, un clignement d'yeux, et une peur sans nom envahit ses traits. C'était l'un de ses clients passés, et sans doute n'était-il pas là, dans la ruelle déserte – affalé comme je l'étais, enfonçant dans les sacs d'ordures (éviter le contact trop froid du sol), dans la montée des vapeurs mystiques du shoot tout juste pris, je ne comptais pas pour quelqu'un – dans la naïve et pure intention de le saluer. Ce qui fut rapidement confirmé, d'ailleurs, quand – s'étant assuré qu'il était seul avec le gosse – il éclata de rire, un rire gras et mauvais, dévoilant ses dents jaunies – et, au milieu de celles-ci, je vis briller (mais peut-être n'était-ce que l'effet de l'héroïne) une incisive d'argent.


     Déjà il le renversait contre la porte – je tentai de me lever, de crier, mais mon corps ne m'obéissait plus, engourdi par la drogue –, et s'apprêtait à arracher ses vêtements pour le violer (crois-tu qu'il comptait, une fois la chose faite, lui jeter quelques billets en paiement?), quand, au bout de la rue, je vis apparaître la fille.


     Ce qui suivit, alors que les brumes envahissaient mon cerveau, fut ce que j'ai vu de plus terrifiant durant ma vie ; une sorte de spectacle fantastique et terrible, où les couleurs se mélangeaient, les formes tremblaient, les murs eux-mêmes oscillant, les ombres devenues folles dansant sur le sol recouvert de neige – elle tira de sa poche un cran d'arrêt, fit jaillir la lame, et – placé dos à elle, il ne la vit pas venir, les cris de l'enfant étouffant le bruit de sa course –, de toutes ses forces, la planta dans son dos, au niveau des poumons. Un grognement sourd, stupéfait – dans ses yeux incrédules je lus une suprême interrogation -, et, en même temps que parvenait à mes oreilles, déformé, devenu une cacophonie monstrueuse, un long et persistant sifflement, quelque chose comme l'air s'échappant d'un ballon percé, il tourna sa tête, la vit – ultime lueur de haine au fond des prunelles que cerne la mort – puis s'effondra pesamment sur le sol.


     C'est à ce moment que le sang commença à couler, lentement d'abord, puis, le flux grossissant de seconde en seconde – les yeux écarquillés, je ne parvenais pas à me détacher de cette vision –, devint un torrent pourpre, maculant la neige blanche – gargouillis, bouillonnement, des bulles d'air crevaient à la surface de la plaie, comme si quelque chose, sous ces tissus, tentait de sortir.

 
     Elle, debout devant le corps, regardait d'un œil farouche, joyeux presque – était-ce une furie qui se cachait sous ces traits enfantins, dans ce regard qui semblait se repaître de la vue du liquide chaud, des vapeurs qui montaient à ses narines dans l'air froid ? Tout à coup – un tic bref et convulsif parcourut ses lèvres nerveusement serrées – elle se pencha sur le corps et, sans proférer un son, frappa avec le couteau qu'elle tenait toujours dans sa main gauche, ouvrant les tissus, déchirant les chairs, et le sang giclait sur elle – et elle redoublait de violence à chaque coup, semblant n'en avoir pas assez encore (il ne suffit pas toujours qu'un homme meure une fois pour racheter tous ses crimes et apaiser la colère de toutes ses victimes).


     C'est lui qui l'arrêta – je ne l'avais pas même vu se relever, absorbé comme je l'étais (il me semblait que les rivières de sang venaient jusqu'à moi, qu'elles allaient me noyer dans un furieux raz-de-marée). Il posa la main sur son bras – aussitôt, sa colère brisée net, elle leva le regard sur lui – à cet instant, un faisceau de lumière tombait sur son visage, venu je ne sais d'où, et je vis briller, dans ses yeux tristes, implorants, des larmes qui, roulant sur ses joues, venaient s'écraser au sol, juste à côté des taches de sang.

 
     Ils n'échangèrent pas un mot – tout au plus, un regard muet, un merci indicible autrement que par une caresse, main qui effleure la peau, reconnaissante – est-ce également qu'ils savaient déjà qu'il n'aurait rien pu leur arriver de pire et de meilleur que ce qui venait de se passer (la mort, en effet, sans doute, au bout du chemin, mais – ce qui est bien plus important – un amour trempé dans le meurtre en ressort vainqueur, irréductible – et, peut-être, la mort, qu'elle soit passage ou fin, n'est-elle rien elle-même à côté de cela ; peut-être, cela seul, restant comme l'écho d'un souffle, comme le souvenir d'une couleur, préservé hors du temps, lui échappe-t-il, quand bien même périssent les êtres). Je les vis s'éloigner, marchant côte à côte, puis disparaître au bout de la rue, après s'être arrêtés un instant, hésitants sur la direction à prendre – deux ombres au seuil d'un autre monde, main dans la main, découpées dans la lumière... voilà bien des réflexions et des visions peu lucides d'héroïnomane, ils allaient seulement vers une jungle hostile, où à chaque pas, les guettait la prison (et donc la séparation)...




     Prenant subitement conscience qu'il n'était peut-être pas judicieux de rester jusqu'à l'aube près d'un cadavre, je me levai – au prix d'incroyables efforts, le monde tournant autour de moi (explosions dans mon esprit, les images repassaient en boucle... le corps qui chute, le sang, les cris jamais sortis de la gorge...) – et, en titubant, me dirigeai vers la sortie de la ruelle. Au moment de passer à la hauteur du mort, quoique me plaquant - effrayé encore qu'il ne se relève et ne se jette à ma gorge – contre le mur opposé, je vis – scintillant faiblement -, agrafé à l'intérieur de la veste, une pièce de métal dorée, que je ne connaissais que trop bien – c'était un insigne de police. Ce n'était donc pas la prison, ni même une balle perdue pendant la fuite, qu'ils rencontreraient, mais l'exécution froide et violente, et avant cela – certainement, ils n'y manqueraient pas –, les coups, le viol peut-être, et, ensuite seulement, une mort lente, lente et douloureuse.




     C'en était trop ; je me traînai, titubant dans la nuit, parcouru à chaque instant de tremblements nerveux, assailli par les images (le sang jaillissant, le corps qui tombe... le cri qui n'avait jamais pu sortir de la gorge, étouffé... encore le sang... il me semblait que j'en étais recouvert, j'en sentais le goût dans ma bouche...) qui passaient et repassaient devant mes yeux, ballet infernal, des rires clairs et joyeux, des rires d'enfants heureux, se superposant à mes visions... Je m'effondrai, quelques centaines de mètres plus loin, dans l'entrée d'un immeuble, ayant vaguement compris d'après le rai de lumière qui filtrait par l'embrasure de la porte que celle-ci n'était pas fermée ; je réussis à grand-peine à me glisser sous l'escalier, puis, aussitôt, je sombrai dans un sommeil profond, malsain, un coma démentiel, peuplé de cauchemars délirants, où je fuyais des hordes d'enfants grimaçants qui agitaient, furieux, d'énormes couteaux... et ils me lardaient de coups, et pourtant je ne mourais pas – des torrents de sang jaillissant de toutes mes blessures, je reprenais ma course, encore et encore... et, dans ces rêves, je ne souffrais pas de la douleur des blessures, seulement de voir fuir hors de mes veines, par les plaies béantes, toute cette héroïne, si précieuse, et j'essayais d'en sauvegarder le plus possible, en léchant avidement le sang sur mes mains, sans cesser de courir...