(Ceci est l'ébauche d'un roman dont l'écriture est en cours ; certains passages, par conséquent, peuvent paraître peu cohérents)
Et
dans les larmes, et dans le sang, artistes, nerfs du monde,
condamnés
sans appel à en ressentir toutes les douleurs...
L’Été des Sens.
L’Été des Sens.
Chapitre 1
Tu
aurais pu le voir, rasant les murs tête basse, larme de foutre à la
commissure des lèvres ; il parcourait de bas en haut et de haut
en bas toujours la même ruelle sombre, furetant dans la pénombre du
soir malade sur les cités enfumées. Il ramassait sa clientèle dans
les tas adipeux au portefeuille craquant sous la pression des bouts
de papier estampillés, toujours à la recherche de jeunes lèvres et
de culs bénins pour assouvir leurs envies, balance des grands
discours éructés durant la journée, là-haut dans les immenses
tours d'acier noires, impeccables de dignité. C'était un gigolo de
luxe, racoleur de haute gamme à treize ans (il en paraissait huit,
avec son air malingre et doux, et la petite étincelle de colère
naïve qui perçait au coin de son œil – flammèche affleurant le
bord d'un puits de misère et de douleur), l'air provocateur à en
pleurer, effacé et silencieux le reste du temps. Il avait commencé
à rôder dans le quartier deux ans auparavant, sorti d'on ne sait
où, une épave de plus dans les ouragans qui sifflent chaque nuit
sur les banlieues pauvres, accepté et protégé – de loin, car
excepté ses clients nul ne pouvait l'approcher sans le voir fuir
aussitôt – par les putains elles-mêmes apitoyées à la vue de ce
gosse – peut-être, le souvenir des vagissements au-dessus du
fleuve, après l'accouchement dans la chambre froide et sale, avant
que les mains ne serrent la gorge miniature, puis le jaillissement de
l'eau et le bruit de chute qui se répète dix mille fois dans la
mémoire, jusqu'à ce
que la drogue ait avalé, vorace, les derniers neurones témoins du
meurtre. Un rescapé de
la DDASS, un survivant venu de loin, vers l'Est, des plaines où
jadis, il avait vu le jour brûlant les steppes se lever, confiant et
joyeux – mais désormais, pantin de chair, l'errance longue et
cruelle, brisé par la vie, incapable de révolte, fuir et se cacher,
et les longues stations à genoux sur le béton qui écorche la peau
– le mouvement de va-et-vient de la tête comme désarticulée
devant l'ouverture béante
du pantalon, plus tard
les vomissements, longs jets de bile jaunâtre, dans les caniveaux.
Tu
l'aurais encore vu – un regard furtif, jeté au tableau horrible et
captivant –, à l'heure où commence dans les villes mornes,
mélancolique, la triste danse des foules battant le pavé,
recroquevillé dans l'encoignure d'une porte, sur un banc dans un
parc où virevoltaient les déchets et les mégots autour des restes
de pelouse aride et fade, transi de froid – mais aussi, je veux le
croire encore, de douleurs muettes et impénétrables –,
frissonnant nerveusement sans ouvrir les paupières. Quelquefois –
la consolation des déshérités est brève comme un éclair dans le
lointain –, avant l'éveil, dans les brumes douces d'un rêve, il
n'était plus là, parti ailleurs, dans des plaines sèches et
douces, courant dans la lente ondulation des graminées par milliers.
Alors un sourire innocent, l'espace d'un instant, illuminait son
visage pâle – un falot dans le règne du désespoir moderne, une
larme de lumière chue du ciel sur les rivières de béton irisé.
Souvent, j'ai pleuré, assis sur un banc proche, enveloppé dans un
vieux manteau troué, la tête dans les mains, de ce que j'étais
encore infiniment plus heureux, malgré la faim et les tremblements
du manque, que cet ange déchu, cette espèce d'accumulation sadique
et infinie de malheurs sur un seul être – et l'étonnement du
réveil sur ses traits, incrédule un moment, puis la lueur brève,
sous la paupière mi-close, de la résignation. À genoux les
supplicants dans les allées de la mort – jamais plus ne fleuriront
les chrysanthèmes bleues –, rangées sinistres de nuques fléchies
par les âmes trop pesantes, dans l'immensité des péchés –
rachat permanent par mille Passions d'enfants frêles.
Bref,
le résultat de tout ça – l'addition des personnages par le
quotient des décors gris, combien mon fils ? - c'est que,
voilà, sans trompettes ni tambours il y a eu, de la grande porte
ocre pollué qui barre l'horizon des enfants des rues jusqu'aux
faubourgs rupins, des défilés – Patrie, gloire et désarroi, les
couleurs glissent en bas du mât, tombent dans la merde – de
malheurs comme jamais tu n'en as vu – ou alors, si les rayons crus
et drus du lampadaire sont ton seul halo dans les nuits, comme tu en
as vu soir après soir, et la glotte paralysée d'avaler les
défécations du monde – gerbe une bonne fois, tempête de tristes
couleurs avant l'arrivée au sol de la cascade, des vrais torrents
que nous sommes tous les deux, n'est-ce pas, camarade fils de pute ?
Sauf que moi à titre tout à fait personnel je pense que ma mère a
du découcher avec un calamar (pas même de Gabriel pour annoncer ces
cérémonies rédhibitoires) au vu de l'encre que je crache, seul
vestige des nausées sans fin, oscillant sur les tombes pendant le
grand pèlerinage quotidien jusque là où reposent tous les
orphelins de père, champ de croix, deux cent mètres derrière la
citadelle, toujours entre la porte et les faubourgs – on reste dans
le domaine, ici c'est chez moi, regarde, les excréments de ma race
sur les murs... bidonvilles, toilettes publics du monde.
Ça
a commencé – non, pas avec le printemps, imbécile, c'est pas de
l'horticulture qu'on fait ici, dégage et emporte tes masturbations
fourbes avec toi – vers la fin du mois d'août, quand sous le ciel
bleu caustique crient les gosses peaux-blanches et fleurissent les
roses rouges sur les bras brûlés. Ma foi, à voir, ça n'était pas
bien extraordinaire, l'horizon des vies semblait toujours aussi gris
que les jours étaient clairs, n'empêche, j'eus comme un frisson –
les contractions, douleurs précoces, avertissements – en voyant
s'approcher... Il se reposait, réchauffé par l'air doux d'une fin
d'après-midi, lorsque s'allongent les ombres mais avant qu'elles ne
se fassent sinistres et menaçantes, sous un arbre, au sommet d'un
talus, au fond du grand Parc – et la poussière dansait dans un
rayon de soleil au-dessus de sa paume droite, l'autre main posée sur
le ventre (c'est le cœur de ces enfants-là, tu sais)... en voyant
s'approcher – j'aurais juré sur mon dernier fix qu'elle sortait
tout droit de sa côte – une gamine mal sapée, qui a gravi en
silence la pente, et sans un bruit - comme un souffle au parfum de
cigarette,
qui aurait eu un sourire de suicidé -, elle vint s'asseoir à deux
pas de l'autre, sur la lisière de la zone d'ombre que dispensait
l'arbre. Je suis resté coi, j'avais au tréfonds du diaphragme senti
frémir quelque chose, comme un lavis pastel, si derrière on
pressent sans le voir un fonds d'orage, noir et zébré de
jaillissements électriques.
Elle
est restée là, une heure peut-être, sans bouger, immobile et
muette, les yeux perdus dans le vague – par deux fois, seulement,
elle a sorti de sa poche une blague à tabac, roulé puis léché la
feuille de chanvre transparente, et repris au milieu des volutes en
langues de fumée haletantes sa position statuaire, regard fixe
encore vers les nuages qui se meuvent au loin, teintés de rose alors
qu'expire lentement le jour. Et puis – comme si le crépuscule
avait murmuré au creux de son oreille un appel grivois et salace -,
le gosse endormi a subitement écarquillé ses prunelles ; comme
une proie surprise au nid, une lueur de crainte est passée dans ses
yeux gris. Un mouvement vif, et il avait détalé, disparu déjà. Un
sourire sur les lèvres de la fille, réflexion ou souvenir, et elle
aussi s'est levée, et d'un pas tranquille a descendu la butte, s'est
éloignée – vers où, par les chemins qui serpentent entre les
grilles de fer, dans le crissement du gravier sous les pieds souples
encore ?..
Plusieurs
fois je devais voir, ou dans les rues où il se vendait – et
l'éclair fauve dans ses yeux, les mains crispées, nerveuses, les
mâchoires serrées à se briser, étaient haine et colère -, ou
dans les aubes moroses, près de lui, toujours silencieuse, souvent
invisible dans l'ombre, sur un toit, dans une encoignure, cette
figure protectrice, et qui rêvait – moi je le savais, et même je
l'approuvais, bien que trop lâche, entends-moi, le chien jappe et
n'aboie pas – vengeance (ou, qui sait, était-ce les affres plus
profondes encore de la jalousie ? car quelquefois lorsqu'elle
posait sur lui son regard, sur le sourire blême glissait, furtive,
une douceur nouvelle – et sa rage ensuite, quand revenait le soir,
se faisait fureur, croissait, muette toujours, pour
combien de temps, les
facteurs ont changé, exponentielle l'équation, elle te prend dans
ses remous, le naufrage est proche, enfant).
Pourquoi ?
Spectateur je ne puis savoir... À quoi me servirait l'essai
d'écarter les voiles de passés incompris ? Si souvent alors,
derrière, fables et tissus de mensonges, crois donc ce que bon te
semble. Du jour au lendemain, peut éclore dans les déserts, sans
raison, la rose des sables – destins ou hasards, sur les épines
s'ouvrent des corolles inattendues ; c'était une de celles-ci
peut-être ; tant il était doux et beau dans le sommeil, quand
la paix d'autres mondes envahissait son visage ! Ne manquaient
que les glaïeuls (tu ne
sais pas ce que c'est, ils ont été depuis
longtemps brûlés par les pluies acides, il en reste des tableaux en
souvenir) à ses pieds et deux
trous rouges au côté droit...
Chapitre 2
L'automne
était venu – pas l'automne gai, où jouent dans les airs les
grands platanes, et les saules hystériques près des rivières
relèvent leurs longues chevelures au vent en sifflant lugubres et
beaux, l'autre... les feuilles déjà maladives qui pourrissent en
tas, indifférenciées dans le caniveau des monceaux d'excréments
(seringue
cachée pique dans ton pied au défaut de la godasse, tu l'avais pas
vu, élancement puis expectative, comme au tiercé : syphilis ou
sida ? Hépatite, m'sieur ! - Ah merde mettez m'en 20 sur
un autre tiens celui-là le 237 je sens que c'est mon jour oui oui
oui...) et puis le ciel encore et toujours plus gris encore et
toujours plus triste... À croire qu'il a souffert les pires malheurs
dans ces environs de l'année parce qu'il en tire une gueule – et
la pluie, la pluie, qui suinte froide et corrosive sur les os
frétillants, déjà fort grêles – et les choucas haut perchés,
sur les grandes grues au dessus des terrains vagues, crient et
raillent (fracas du bec plongé virulent dans les plumes rebelles et
cri à nouveau petit raz-de-marée noir). Moi,
quand vient l'automne, j'ajoute à l'héroïne et ses virées
macabres proches du vide l'alcool et ses coups de reins frénétiques,
vivants dans le déplacement balisé du liquide translucide – je
t'emmerde enfant de putain petit con j'ai froid, je désinfecte les
plaies internes des crucifiés voilà tout.
Et
donc – accumulation des souffrances sous les réverbères quand
grandissent les nuits – j'ai vu, ivre au petit matin, à côté de
l'enfant l'infante, deux séraphins sans ailes plongés dans le doux
sommeil – perdus dans le royaume des vivants morts, c'était
vraiment pas leur place, manque de fioritures ici-bas et puis leurs
guenilles puantes encens fort peu approprié, m'est avis que le
Seigneur tout-puissant ne les aurait pas acceptés en Sa présence,
c'est qu'il est un peu guindé le vieux, pas du tout comme moi tiens
donc (et puis il est mort disait un vieil allemand accoudé à sa
croisée hurlant folies et déchéances l'homme futur et le monde
retransformé Der
Übermensch)
Ah, je t'ai entendu – étincelle sonore entre tes lèvres parcourues de tics incessants dents serrées et disjointes – me traiter de pervers à zyeuter deux gosses à mon âge respectable j'aurais pu être leur père (justement, les errants sont hommes tu sais...), au lieu de m'en aller désintoxiquer mes veines usées où coule inlassable la décrépitude et grouillent les cancrelats. Crois pas ça, regardez les petits enfants c'est le Nazaréen qui l'a dit – seuls les soutanes sataniques semble-t-il dans les bordels sous les voussures des hautes nefs gothiques l'ont mal compris (après tout, ils auront des oreilles mais n'entendront pas). Et moi de toute façon crétin le jus noirâtre radioactif versé à la cuillère tordue par les entailles béantes m'avait rendu impuissant (gargouillis de désirs oubliés, angoisses, soubresauts de vie mais vite, vite, le pic acéré et l'extinction dans les abîmes où chantent les couleurs). Viens donc moraliste ici dessiller tes yeux je suis drogué tu es aveugle, cure rafraîchissante proto-thermale de sang sur les murs lézardés et puis les anges faciès hideux couperosés en talons aiguilles et sans-jupes sur les trottoirs, ton règne est venu sur la terre pas exactement comme au ciel mais merci tout de même mon Dieu.
Et
donc moi j'étais là, attendri – trouée dans les nuées épaisses,
derrière un moment comme une lumière, afin que vous sachiez de
façon certaine qu'il y a d'autres mondes et que par ce constat se
force le contraste, conséquemment redoublent d'amertume les larmes
quand au paroxysme des nuits vole en éclats l'orgueilleuse
faconde... il ouvrit les yeux, lui le premier. Aussitôt palpitation
– flou des gestes à travers les vapeurs éthérées, je vis un
mouvement brutal, les ongles dans la chair puis rejet, et la fuite
éperdue sans pensées, seul l'instinct (peur, crainte, effroi,
jacassent toutes les manies des hommes fous derrière les sourires
banalisés). Désenchantement – si figer le temps était chose
possible, lorsqu'un court instant dans les crêtes des vagues hautes
viennent glisser les oiseaux-couleurs venus des grandes plaines
azurées, avant que ne se referment les gouffres et ne cèlent dans
leurs profondeurs loin des mains avides l'espoir à caresser...
Elle, interdite, arrachée à son rêve, regardait sans le voir le bras ensanglanté – un temps auparavant posé tendre sur une taille enfuie désormais. Soubresaut, puis sur les joues les longs ruisseaux salés et sur la bouche le frémissement des mots qui ne sortiront jamais. Froid dans les cœurs, signe de vie encore – avant que de s'engager tête basse dans les sentiers de la mort, quand encore devant soi l'horizon est infini. Elle pleurait silencieuse, et je me retirai – respect à genoux devant les chagrins qui sanctifient ! Plus d'enfants mais des saints, une fois passé – il laisse, sur le front, un pli soucieux, et dans le creux des cernes une marque violette – le crayon du malheur.
Après
cette scène, l'âme au vague, je m'en suis allé porter mon malaise
hors de mes terres, vers les quartiers – cercles concentriques
parcourus à rebours – où se dressent étincelants les temples -
colonnades arrogantes – du grand Dieu Unique et Universel –
curieux, interloqué, souvent je suis resté pensif (la main qui
caresse le menton rêche, quelle signification à cela?) devant les
foules immenses de pèlerins affairés, chorégraphies païennes des
pantins outrageusement fardés frappant les claviers – poules de
haute volée à vrai dire... Et les prêtres officiant gagnant
perdant distribuant volant le Dollar et l'Euro et le Yen et le Rouble
au son des onze mille télécopieurs, et les confessionnaux de
contreplaqué coursier face à terminal, la plus grande guerre de
religion de l'histoire, conversion instantanée simultanée de tous
les peuples – mort dans la misère et les geôles froides aux
hérétiques – et les transports d'extase des grands mystiques sous
les autels où miracle oscillent d'eux-mêmes les chiffres sur
les très saintes reliques rétro-éclairées. Ave
Lucra et
gloire à tes billets innombrables dans les coffres – l'Alpha et
l'Oméga où seuls ont accès les grands manitous banquiers aux
sceptres magnétiques –, et au-dehors hurlent sous les coups les
rejetés ventres vides, et dans les longs couloirs illuminés six
cent oracles rendent les décisions infaillibles de la Bête aux sept
têtes – sur sa croupe, lascive et les cuisses humides, la grande
Prostituée, mère de tous les vices, la branle consciencieusement,
et dans l'orgie des richesses jaillit abondant le foutre des armées
en jaquettes noires, sexe dans les alcôves et sous les bureaux,
accouplements frénétiques et violents dans les voitures de maître
et les ascenseurs.
Derrière, dans les rues propres éclairées jour et nuit enflent les cris blasphématoires des heureux temporaires, autour des pavillons blancs – dans les jardins les fleurs mathématiquement arrangées – jouent les poupées fort bien habillées (offense à la face de l'enfer, un jour prochain sur eux aussi sans doute s'étendra vengeresse la misère, et les sanglots remplaceront les rires). Post-histoire mécaniquement organisée, rien d'aléatoire autour des grands écrans où brille un bonheur aux teintes plastique et silicone, plus de parfums dans l'air, seule âcre flotte l'odeur pétrolifère aux croisements des grands boulevards, et les enseignes brillent clignotent se trémoussent annoncent multiples les illusions. Sexe encore et voluptés de limaces dans le confort des draps satinés et les pénétrations haletantes des corps mous et flasques devant les glaces sans tain (qui donc de l'autre côté inlassable observe le tremblement saccadé des sommiers?).
Bien
des tableaux et des tabloïds, peintures d'une vie aux règles
étranges (organisation type fourmilière apprise dans les écoles
polytechniques), et les couleurs enfuies remplacées par d'autres,
inconnues créées de toutes pièces, des couleurs aux noms en bits
(j'aime tes yeux #00045 ô
ma jolie salope) ; je suis stupéfait, ivresse oubliée, ici
on me regarde avec désapprobation quand je sautille sur les pavés –
savoir découper le temps au rythme des rebonds – et il paraît
criminel de fixer rêveur désœuvré les oscillations des branches
dénudées et de répondre de la main à leurs sympathiques
salutations muettes... Rapidement j'ai fui ces déserts trop
réguliers (foutre le camp en courant des asiles psychapitalistiques)
– revenu près des ordures et des cimetières, là où s'agitent
encore agonisants certes convulsifs sans doute mais encore vivants,
les derniers des hommes (spasmes, orgasmes...).
Chapitre 3
J'ai
tout de même eu une foutue surprise – jamais connu l'ébahissement
joyeux, naïf, à genoux sous les ramures vertes du grand sapin,
quand dans les cotonnades blanches partent vifs et stridents (doux
pourtant paraît-il à l'oreille) les éclats de rire innocents...
graveleurs... Bref, foin de digressions (ah ! - admiriez badauds
de jadis dans les foires criardes les cris des chalands –
aujourd'hui toujours dans le graillon mais écrivaillons –
l'académisme ! Et les nœuds papillon à reflets bleutés
c'est-y-pas une grande plume ça mamie?) j'ai vus – nichés les
oiseaux anachroniques à l'approche de l'hiver (émigration sans
passeport, de nos jours, vous savez... piaf ou pas...), moineaux de
féerie aux plumes un peu trouées, mais l'essentiel – le chant, le
chant ! le jour où cesseront leurs trilles les mésanges et
passereaux dans les villes et les campagnes viendra la fin des poètes
-, le même gazouillis cristallin et la main dans la main, geste
anodin – cœur serré toujours devant l'amour, vieux sentimental –
mes deux gamins enlacés rayonnants, sous le porche d'une église
(les flèches haut dans l'azur sinistres et les volées de corbeaux
qui croassent lugubres – les avaient-ils seulement vus?).
Et
le bedeau – sans bedaine, sans doute la raison de son air acariâtre
– qui désespérément tentait de les chasser – la crasse et la
pauvreté, sûr que c'est moins gai et quand ça vit encore c'est
sans auréoles (jamais les sourires nimbés de halos étincelants que
dans les peintures naïves sur les vitraux, là est la vraie
béatification, bulle papale, du vent), mais vois-tu des mioches
comme cela sur les parvis de tous pays j'en avalerais presque de bon
cœur la Rédemption et la Charité toute-chrétienne...
Nul
ne saura jamais, sans doute, comment – quels mots, quels silences,
partagés (où ? était-ce dans la ruelle calme ? sous les
grands frênes hochant de la tête, dans le parc où elle s'était
allée comme sur une tombe pleurer sur le lieu où elle l'avait
aperçu ? près du fleuve, peut-être, et le bruit lent de l'eau
noire clapotait contre les coques des péniches) ; peut-être, la
main tendue, les serrements et les serments muets – débauche de
paroles est mensonge et vanités, dans le calme les vérités -,
doucement monte la chaleur dans les étendues intérieures – renaît la confiance dans les yeux des rejetés, révolte des bêtes qu'on
emmène à l'abattoir, ferment des révolutions et imprécations
libertaires, hardis les aimés (si facile, quand le ciel est à deux
pas, de mépriser les hommes). Qui sait ? Qui peut dire avoir
vu l'instant précis où éclot la fleur, guettant dans les jardins
sous la lune pâle ? Ils s'étaient considérés sans doute –
lente reptation méfiante, les loups s'observent à la dérobée –
et brutale la suspension de l'horloge, un regard à découvert
dévoile les âmes, reprend le temps mais rien n'est plus pareil,
frères désormais les fauves. Ma sensiblerie m'emporte – belles
les illusions sans doute, mais toujours la course contre la
lassitude, l'envie humaine nature et les haines et les jalousies
rongent féroces les roses nées sur les cœurs, tôt ou tard la
trahison – faut-il donc périr avant pour conserver éternelle la
fleur ? Peut-être qu'eux n'auraient pas cette chance – et
mort alors à l'innocence de leurs mains. Tragédies et spectacles,
intensité du dramaturge, sur les scènes dans les ventricules
(organiques toujours les passions, le Dieu des saints lui-même naît
quelque part entre l'aorte et la veine cave, secrets murmures dans
les cryptes internes) ; le rideau s'est levé, les acteurs sont
là, j'attends curieux impatient (toujours, quelque part, jamais
dite, tenue cachée – mais présente – cette envie de crimes et
de sang).
Tout l'automne durant, je les ai vus – comme on regarde grandir un jeune frêne ; ses feuilles se déploient timides, ses branches s'élancent vers la lumière, et il semble que sous la main il frémit de ces efforts continus. Chaque matin, le sourire revenait un peu plus fort ; derrière la crainte présente encore, montait l'espoir ; pauvres fous ! L'enfant, naïf, joue dans l'herbe – et dans les cieux, derrière les cimes des forêts, monte un sourd grondement (symphonie B-29).
Reste-t-il quelque part, entre ciel et terre, des lieux où - dans les frais bocages, à pleines poignées les mousses vertes (mais les flammes tôt ou tard les dévorent) - l'on puisse échapper à la dictature des êtres ? Chercher, peut-être, dans la calme compagnie des corps froids, étendus sur le marbre des caveaux – il semble qu'il n'y ait nul recours autre que celui-ci (ô paix des sépultures!). J'ai vu tes œuvres, et vois ; tout est vanité.
Encore des semaines, et au fil des jours, j'en oubliais moi-même mes noirs pressentiments – calmes (trop calmes?) les eaux du lac, la brise est tombée, et dans l'air doux se dessinent, au loin, les silhouettes de trois oiseaux, leurs ailes battant, palpitations régulières d'un monde heureux (trop heureux?). J'admirais, sur la berge, mes deux enfants, toujours ensemble, et je sentais dans mon cœur aussi renaître, fleur tenace, l'espoir – de temps à autre, un rire, timide encore mais déjà teinté de confiance (comme le chant, sous la terre, du printemps à venir, se moque des nuages trop graves, trop sombres qui couvrent l'horizon).
Peut-être – il est si doux de croire, au premier rayon de soleil, au premier sourire de l'amour, que le rêve ne se finira jamais, et qu'il ne faudra plus se réveiller, frappé de stupeur, et que jamais (souffrance d'ouvrir les yeux) ne reviendra la douleur des postures inconfortables sur la pierre froide et dure –, peut-être que le monde les avait oubliés, après tout.
Chapitre 4
Les cuivres ont tonné, graves et majestueux dans les hauteurs solitaires, et la neige empressée impatiente est descendue – tourmentes sillonnant les avenues, obus, mitraille, grenaille, soufflent les canons dans les cieux, guerre au-dessus des nuages, l'artillerie des tempêtes est en marche, la charge des vents sabre haut, féeries blanches, cosaques impétueux chevauchant les blizzards ; tout à coup le manteau nouveau est tombé sur les épaules de la cité, huit cent mille hermines égorgées, dépecées, au bas mot (et eux encore ils veulent l'enlever). Longues pérégrinations tout le jour (alimenter les brasiers de carton cour des Miracles – trappeurs les pièges à haillons sur les trottoirs (voilà mes fourrures) ; villes hostiles bien plus que les sauvages étendues... les hommes frappent sans faim).
Moments de joie et d'allégresse à l'horizon gaie saison (sapin ô mon beau sapin, et chérubin braillard dans le foin) ; je me tais abattu, atterré, lâche muet – mais si j'étais poète ! ah si j'étais poète ! alors haut les cœurs, cargue la voile matelot, redresse la barre et tonne la bordée des sarcasmes, les vérités jamais assez dites, enfle la rage et que personne n'en réchappe ! Hissé le pavillon rouge, pas de quartier, les mots frapperont sans pitié, spadassin du Verbe je pourfends, me fends, reprends, repique au cœur, fauche ton trèfle et t'étale sur le carreau, jeux vainqueurs jaillis des linguistiques profondeurs (spéléologie dans le Logos) ; infirme brisé, il me reste encore les noms communs les adjectifs les modes substantifs - jamais passif - gifles magistrales à grande volée de conjonctions – néfastes les astres, ton glas a sonné race maudite. Cependant je suis peu poète, tout au plus troufion, ramasse-cadavres de ces glorieuses légions – le vent du temps a soufflé, ne reste dans les champs de gloire que quelques uniformes rouillés et des lambeaux d'étendard, les aigles ailes arrachées – plumes couchées ne se relèveront plus (exilées les Muses, générales sans guerriers).
Descriptions fantaisistes – à défaut, ethnologue je me fais -, regardez mœurs étranges de ces anthropophages – j'ai vu vides les fosses communes, qui donc à pas légers et furtifs, avide, dérobe les corps ? Ici donc, civilisation curieuse – conjecturons d'après les gueules ébahies mystifiées des primitifs que, derrière ces vitrines ardemment léchées – des femmes écartent les jambes, se doigtent furieusement, rangée de chiffres sexuellement excitante en dessous d'une pièce de tissu imitation léopard, 2699,99 – des idoles peut-être (silhouettes de plastiques humanoïdes rectifiés, vêtus de parures étranges bariolées) ; importance capitale de l'animal totémique porté sur soi en permanence, fréquemment consulté, on lui parle couramment, guettant attentif ses réponses, approché de l'oreille. Courante litanie « money, money and blood of the poors ! » Rechercher tout de même la paix de la conscience, dans le jet aléatoire évidemment méprisant des jaunets sur les loques anonymes allongées au bord des chemins. Si vous relevez les franges parfaitement arrangées – alors terrible apparaît la marque de la Bête (de fait, nous sommes face ici à une importante population d'esclaves preuve le tatouage commun, explication des cris de haine et des injures à l'encontre des non-adorateurs – règle universelle, toujours les chiens aboient après les loups, même si ceux-ci sont squelettiques et mourant de faim. Annuellement – deux mille ans de tradition, ô bacchanales hivernales ! - le déploiement du faste se fait étalage ostensible, galeries de biens dans les temples à arcades des Dieux (et lors ceux qui ont la marque puisent dans ces richesses, les réprouvés hurlent à la lune sur les collines avoisinantes).
J'ai cette tendance à m'emporter – rage furieuse, dans l'arène le condamné menace du poing, ridicule (grandiose peut-être, car derrière lui est le spectre majestueux de la Mort), le public massé dans les gradins – envers le monde – jalousie inavouée peut-être, ils semblent au fond sinon heureux, du moins sans peines, ces regards dépourvus d'âme, stabilité et paix des pierres insensibles, frénésie et bouillonnement du torrent, ses eaux jamais ne trouvent le repos. Je ne sais, peut-être est-ce à leur force grégaire que j'en veux, peut-être à ta force de ne rien dire, te taire et fermer les yeux, comme mort (et heureux sans doute les corps couchés dans les tombes). Et les brumes de la drogue, le singe sur le dos, manque permanent, attraction vers un autre monde, et dans les éclairs de lucidité – les rayons du soleil brûlent l'homme qui, enfermé dans l'ombre, soudain se risque à jeter un regard au-dehors – le mépris de soi qui se fait mépris des autres, haine féroce, mais je doute encore – cela vaut-il la peine de s'extraire de la nuit quand le jour au-delà est si morne, s'il n'y a plus les couleurs des rêves bienfaisants? Envie, et pourtant je ne voudrais ta place – plutôt, une autre issue, peut-être, une autre main, tendue, que je prendrais et qui me sortirait de mon caveau sans retomber dans le tien – faut-il croire que l'amour, l'infini à la portée des chiens, est la seule liberté mêlée de joie, et l'amertume dans toutes les autres – n'y a-t-il donc rien que les illusions pour fuir ? Il y a la mort encore, mais trop définitive, trop exclusive – et illusion elle aussi, qui sait ? Dans la vie, la douleur ou l'oubli, mais je ne suis pas prêt à renoncer à moi-même, l'orgueil des êtres sans Dieu ni maître est un long chemin de croix – et pourtant je ne puis croire au Dieu dans les cieux, ni au tien, le seigneur des grandes maisons et des écrans scintillants et ses saints chromés – je refuse et à genoux encore dans les pierres qui écorchent et rouvrent sans cesse les plaies, le sentier – nulle lueur à l'horizon, progression laborieuse dans le néant, vers le néant, sans même exister – il faudrait pour cela un regard au moins qui me reconnaisse comme un être, et qui ? Qui donne cette vie aux parias solitaires ? Survivre, survivre, puis mourir enfin – et n'avoir jamais vécu. Les mains tendues, implorantes – mais vers où ? ni le ciel, ni les hommes ne répondent (supplier, exiger – le vent qui siffle étouffe mes cris) –, et le long hurlement continu, depuis le fond des gouffres.
Tentation, pourtant, d'être au moins un regard, au moins un souvenir – s'il faut se redresser encore, que ce soit pour être la mémoire de l'innocence, et derrière, peut-être, la rédemption – j'y crois, encore et toujours !
Le
fait est qu'il avait, tu t'en doutes, cessé de se vendre ; ils
vivaient de rapines et de pitié – commisération odieuse (mais toi
aussi, sans doute, tu achètes conscience et considération par
quelques pièces ostensiblement glissées dans le tronc des pauvres –
crois-tu donc qu'il y ait un prix qu'on puisse payer pour le droit au
mépris?) et utile pourtant. Peut-être avait-il déjà commencé à
oublier – si courte, la mémoire des hommes (connais-tu le trouble
terrible de ne pouvoir effacer les souvenirs, d'être ces murs des
geôles où sont pour l'éternité gravées les douleurs de cent
mille vies – non, sans doute, puisque tu te lèves encore, et que
la conscience de ce que tu es ne t'a pas encore mis à genoux et fait
courber la nuque). Mais elle – dans son œil farouche, continuait
de brûler une flamme jalouse ( ce que tu oublies si aisément,
d'autres le savent encore). Ils ne le voyaient pas – mais j'ai vu,
moi, dix fois, vingt fois, un regard cupide, envieux, posé sur eux ;
certains de ses clients, sans doute, voulaient encore salir leur
petite putain – leurs rêves, inscrits sur leurs visages, posséder
encore ses jeunes entrailles, souiller encore ses lèvres où se
refermaient lentement les dernières plaies ; on eût dit des
fauves, regardant depuis les cages de l'arène la proie qu'on leur
avait arrachée, pas encore rassasiées (toi aussi, sans doute, tu
veux du sang et des cuisses tremblantes, assouvir tes pulsions, chien
en rut?. Nuages sombres au loin, couvrant peu à peu tout l'horizon –
bientôt, la fuite devient impossible.
Cela
arriva un soir – il était assis, pensif, sur un pas de porte, et,
sa tête dans ses mains, il songeait (je vis deux larmes rouler
lentement sur ses joues, mais il souriait, d'un sourire doux et beau,
comme sourient les enfants calmes). Il ne vit pas l'homme s'approcher
de lui, et ce n'est qu'en sentant une main lourde se poser sur son
épaule qu'il tressaillit, et leva le regard – l'espace d'un
instant, un clignement d'yeux, et une peur sans nom envahit ses
traits. C'était l'un de ses clients passés, et sans doute
n'était-il pas là, dans la ruelle déserte – affalé comme je
l'étais, enfonçant dans les sacs d'ordures (éviter le contact trop
froid du sol), dans la montée des vapeurs mystiques du shoot tout
juste pris, je ne comptais pas pour quelqu'un – dans la
naïve et pure intention de le saluer. Ce qui fut rapidement
confirmé, d'ailleurs, quand – s'étant assuré qu'il était seul
avec le gosse – il éclata de rire, un rire gras et mauvais,
dévoilant ses dents jaunies – et, au milieu de celles-ci, je vis
briller (mais peut-être n'était-ce que l'effet de l'héroïne) une
incisive d'argent.
Déjà
il le renversait contre la porte – je tentai de me lever, de crier,
mais mon corps ne m'obéissait plus, engourdi par la drogue –, et
s'apprêtait à arracher ses vêtements pour le violer (crois-tu
qu'il comptait, une fois la chose faite, lui jeter quelques billets
en paiement?), quand, au bout de la rue, je vis apparaître la fille.
Ce
qui suivit, alors que les brumes envahissaient mon cerveau, fut ce
que j'ai vu de plus terrifiant durant ma vie ; une sorte de
spectacle fantastique et terrible, où les couleurs se mélangeaient,
les formes tremblaient, les murs eux-mêmes oscillant, les ombres
devenues folles dansant sur le sol recouvert de neige – elle tira
de sa poche un cran d'arrêt, fit jaillir la lame, et – placé dos
à elle, il ne la vit pas venir, les cris de l'enfant étouffant le
bruit de sa course –, de toutes ses forces, la planta dans son
dos, au niveau des poumons. Un grognement sourd, stupéfait – dans
ses yeux incrédules je lus une suprême interrogation -, et, en même
temps que parvenait à mes oreilles, déformé, devenu une cacophonie
monstrueuse, un long et persistant sifflement, quelque chose comme
l'air s'échappant d'un ballon percé, il tourna sa tête, la vit –
ultime lueur de haine au fond des prunelles que cerne la mort –
puis s'effondra pesamment sur le sol.
C'est
à ce moment que le sang commença à couler, lentement d'abord,
puis, le flux grossissant de seconde en seconde – les yeux
écarquillés, je ne parvenais pas à me détacher de cette vision –,
devint un torrent pourpre, maculant la neige blanche – gargouillis,
bouillonnement, des bulles d'air crevaient à la surface de la plaie,
comme si quelque chose, sous ces tissus, tentait de sortir.
Elle,
debout devant le corps, regardait d'un œil farouche, joyeux presque
– était-ce une furie qui se cachait sous ces traits enfantins,
dans ce regard qui semblait se repaître de la vue du liquide chaud,
des vapeurs qui montaient à ses narines dans l'air froid ? Tout
à coup – un tic bref et convulsif parcourut ses lèvres
nerveusement serrées – elle se pencha sur le corps et, sans
proférer un son, frappa avec le couteau qu'elle tenait toujours dans
sa main gauche, ouvrant les tissus, déchirant les chairs, et le sang
giclait sur elle – et elle redoublait de violence à chaque coup,
semblant n'en avoir pas assez encore (il ne suffit pas toujours qu'un
homme meure une fois pour racheter tous ses crimes et apaiser la
colère de toutes ses victimes).
C'est
lui qui l'arrêta – je ne l'avais pas même vu se relever, absorbé
comme je l'étais (il me semblait que les rivières de sang venaient
jusqu'à moi, qu'elles allaient me noyer dans un furieux
raz-de-marée). Il posa la main sur son bras – aussitôt, sa colère
brisée net, elle leva le regard sur lui – à cet instant, un
faisceau de lumière tombait sur son visage, venu je ne sais d'où,
et je vis briller, dans ses yeux tristes, implorants, des larmes qui,
roulant sur ses joues, venaient s'écraser au sol, juste à côté
des taches de sang.
Ils
n'échangèrent pas un mot – tout au plus, un regard muet, un merci
indicible autrement que par une caresse, main qui effleure la peau,
reconnaissante – est-ce également qu'ils savaient déjà qu'il
n'aurait rien pu leur arriver de pire et de meilleur que ce qui
venait de se passer (la
mort, en effet, sans doute, au bout du chemin, mais – ce qui est
bien plus important – un amour trempé dans le meurtre en ressort
vainqueur, irréductible – et, peut-être, la mort, qu'elle soit
passage ou fin, n'est-elle rien elle-même à côté de cela ;
peut-être, cela seul, restant comme l'écho d'un souffle, comme le
souvenir d'une couleur, préservé hors du temps, lui échappe-t-il,
quand bien même périssent les êtres). Je les vis s'éloigner,
marchant côte à côte, puis disparaître au bout de la rue, après
s'être arrêtés un instant, hésitants sur la direction à prendre
– deux ombres au seuil d'un autre monde, main dans la main,
découpées dans la lumière... voilà bien des réflexions et des
visions peu lucides d'héroïnomane, ils allaient seulement vers une
jungle hostile, où à chaque pas, les guettait la prison (et donc la
séparation)...
Prenant
subitement conscience qu'il n'était peut-être pas judicieux de
rester jusqu'à l'aube près d'un cadavre, je me levai – au prix
d'incroyables efforts, le monde tournant autour de moi (explosions
dans mon esprit, les images repassaient en boucle... le corps qui
chute, le sang, les cris jamais sortis de la gorge...) – et, en
titubant, me dirigeai vers la sortie de la ruelle. Au moment de
passer à la hauteur du mort, quoique me plaquant - effrayé encore
qu'il ne se relève et ne se jette à ma gorge – contre le mur
opposé, je vis – scintillant faiblement -, agrafé à l'intérieur
de la veste, une pièce de métal dorée, que je ne connaissais que
trop bien – c'était un insigne de police. Ce n'était donc pas la
prison, ni même une balle perdue pendant la fuite, qu'ils
rencontreraient, mais l'exécution froide et violente, et avant cela
– certainement, ils n'y manqueraient pas –, les coups, le viol
peut-être, et, ensuite seulement, une mort lente, lente et
douloureuse.
C'en
était trop ; je me traînai, titubant dans la nuit, parcouru à
chaque instant de tremblements nerveux, assailli par les images (le
sang jaillissant, le corps qui tombe... le cri qui n'avait jamais pu
sortir de la gorge, étouffé... encore le sang... il me semblait que
j'en étais recouvert, j'en sentais le goût dans ma bouche...) qui
passaient et repassaient devant mes yeux, ballet infernal, des rires
clairs et joyeux, des rires d'enfants heureux, se superposant à mes
visions... Je m'effondrai, quelques centaines de mètres plus loin,
dans l'entrée d'un immeuble, ayant vaguement compris d'après le rai
de lumière qui filtrait par l'embrasure de la porte que celle-ci
n'était pas fermée ; je réussis à grand-peine à me glisser
sous l'escalier, puis, aussitôt, je sombrai dans un sommeil profond,
malsain, un coma démentiel, peuplé de cauchemars délirants, où je
fuyais des hordes d'enfants grimaçants qui agitaient, furieux, d'énormes couteaux... et ils me lardaient de coups, et pourtant je ne
mourais pas – des torrents de sang jaillissant de toutes mes
blessures, je reprenais ma course, encore et encore... et,
dans ces rêves, je ne souffrais pas de la douleur des blessures,
seulement de voir fuir hors de mes veines, par les plaies béantes,
toute cette héroïne, si précieuse, et j'essayais d'en sauvegarder
le plus possible, en léchant avidement le sang sur mes mains, sans
cesser de courir...
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