À
vrai dire, ce qu'il y avait d'attachant en elle, c'est que c'était,
justement, un être singulier, un caractère... mais parler de
caractère est déjà incorrect ; une nature, disons, comme ci, comme
ça. Ce que signifie cette
épithète énigmatique, et qui est la seule que j'aie jamais trouvée
pour décrire cette chère
Élisa,
c'est... l'inconséquence absolument illimitée du personnage. Pas
une insouciance comme un enfant, ou seulement en partie, et en partie
comme un mourant. Une inconséquence poète,
pour ainsi dire. Elle n'avait pas d'idées à proprement parler.
Comme quelqu'un qui est profondément conscient de sa condition
humaine, et donc mortelle –
et ajouterait à cela, non l'athéisme, mais l'indifférence absolue
à la question même d'un dieu quelconque -,
elle ne s'attachait pas aux idées ; peu lui importaient, au
fond, le bonheur des hommes, la politique, la morale, Dieu, tous ces
sujets. Pourtant, il lui arrivait fort souvent de s'enticher de l'une
ou de l'autre théorie grandiose, après avoir lu tel ou tel ouvrage,
ou rêvé telle ou telle chose ; ces lubies duraient quelquefois
assez longtemps, allant de quelques jours à plusieurs mois ;
excédant, d'ailleurs, rarement la durée d'une année.
Il
lui avait fallu, à elle-même, attendre l'âge adulte, et d'après
ses dires, une longue période de réflexion solitaire, pour
comprendre ce libertinage des principes. C'est que – et je cite ici
ses propres mots -, en soi-même, tout cela ne l'attirait pas le
moins du monde. Ce qui faisait sa conquête, c'était la beauté de
la pensée, si elle était bien présentée, et avec passion ;
elle se fut faite fasciste en quatre jours, si on lui avait prouvé
qu'il pouvait y avoir de la beauté dans le fascisme. De la même
façon, elle abandonnait, au
bout d'un certain temps, ces idées, si par hasard il lui en tombait
sur la main une plus jolie,
une plus charmante,
curieuse.
Voilà ce qu'étaient à ses yeux les grandes philosophies, celles
là-même qui firent se tuer des milliers et des millions d'hommes,
qui fomentèrent des guerres, des révolutions, fondèrent des pays,
soulevèrent des peuples : des fleurs à cueillir, puis à jeter
une fois fanées ; moins, même, car son amour pour les roses ou
les jacinthes était, lui, constant jusqu'à l'invariable. Après
avoir passé ce cap de la compréhension de ses mécanismes propres –
à dix-neuf ans, alors mêmes que certains meurent sans jamais s'être
seulement approchés de se comprendre ! -, elle s'était peu à
peu détachée de toute pensée « constructive » (elle en
avait d'ailleurs si rapidement fait le tour, qu'elle les avait
presque toutes passées en revue). Ne lui restant que ce qui était,
au fond, une recherche de la beauté continue, ininterrompue, elle se
tourna vers les choses et les êtres pour l'y trouver ; en un
mot – le sien -, elle devint spectatrice
du monde.
Ce
en quoi consistait cette vie, qui par ailleurs se trouvait lui
convenir parfaitement,
je vais vous l'expliquer en décrivant ses journées, d'après ce
qu'elle-même m'en a rapporté. À son réveil, elle prenait le
temps, avant même de faire quoi que ce soit, semi-vêtue d'un
négligé charmant, de mettre en marche un vinyle – une œuvre
quelconque choisie dans sa bibliothèque, selon son humeur et le
temps qu'il faisait, généralement une composition classique,
musique qu'elle affectionnait tout particulièrement pour son absence
de convictions
quelles qu'elles soient – et de l'écouter religieusement, assise
sur son sofa, dans un fauteuil, ou en tailleur sur son lit. Ce rituel
accompli – elle nommait cela déterminer
sa journée
-, elle faisait sa toilette, s'habillait vaguement, quoique toujours
élégante, mais sans doute cela tenait-il plus à son air
d'indifférence non affectée qu'à ses habits en eux-mêmes, puis,
selon les jours et l'époque de sa vie, allait à l'université, puis
plus tard au travail, nonchalamment, prenant son temps sur le chemin
pour regarder ces mille et uns événements auxquels ni vous ni moi
ne prêtons d'attention – le lever de l'aube, le chant rieur des
rouge-gorge et des rossignols, les vols bruyants des choucas et des
corneilles, le vent agitant les feuilles nombreuses des arbres, l'air
triste ou gai des passants, les façades mystérieuses des grandes
maisons de pierre, trônant sur leurs domaines encerclés de hauts
murs de pierre, le sifflement du vent, s'il y en avait, dans les
entrelacs de rues grises et sournoises, le battement de la pluie, par
jours de mauvais temps, sur la pierre inégale des trottoirs, et sa
réponse uniforme sur le goudron des chaussées ; en un mot, le
monde, intégralement. Après avoir étudié, ou travaillé, durant
quelques heures, elle s'en allait, et, avant de rentrer, passait
plusieurs heures à se promener en ville, visitant les parcs,
s'arrêtant tout à coup au milieu d'une avenue pour conférer
gravement avec une sombre gargouille de grès, immuable au coin haut
d'un immeuble ancien, entrant dans une église et y faisant les cent
pas, tête en l'air, comme si c'eût été une galerie d'art, alors
même que se disait la messe, puis remontant à son pied-à-terre
tard le soir, alors qu'en hiver la nuit tombait déjà, sans jamais
éprouver aucune crainte, non plus que si elle n'avait pas été de
ce monde, notre
monde – pas le sien.
Une fois rentrée, bien loin de s'aller coucher, elle lisait un
roman, ou se mettait immédiatement à son bureau, et écrivait. Ce
qu'elle écrivait, je ne le sais trop ; de la poésie, des
romans, et des milliers de pages sans queue ni tête, descriptions,
portraits ou courts récits ; toujours est-il que dans cette
activité résidait le vrai but de sa vie, le penchant nécessaire de
ces heures de contemplations, d'études infinies. Elle
n'eût pu, elle-même l'avouait sans fausse gloire, vivre sans
écrire, aussi y consacrait-elle des heures, ne se couchant, après
une dernière cigarette et un morceau de piano, qu'à une heure
avancée de la nuit. Seules des réserves d'énergie insondables,
associées à une tranquillité de fond que rien ne pouvait troubler,
qu'importe les vagues, voir les tempêtes, de la surface, lui
permettaient de considérer comme naturel un rythme de vie que peu
d'êtres eussent tenu pendant seulement un mois.
À
côté de cela, une intelligence vive, profonde ; un génie
universel, non appliqué à une seule matière, mais cherchant à
englober par toutes ce secret pressenti dans la marche du monde ;
jamais de réductions, de généralités, mais des accumulations de
faits, de détails, et, même jeune, une sorte de sagesse, unique en
son genre, qui consistait en ceci : ne jamais croire qu'il y a
des règles dans les choses, qu'elles peuvent être globalisées, ou
prévisibles, mais attendre et observer. Au physique, non pas une beauté comme les aiment les hommes,
mais pourtant gracieuse, et envoûtante ; une taille ni petite,
ni haute, aux environs du mètre soixante-dix, de longs cheveux
bruns, tombant sur des épaules fines, nerveuses, qui surplombaient
un corps taillé sur les mêmes procédés, fin et racé ; un
nez volontaire, mutin, flanqué de deux yeux verts, pénétrants et
puissants, brûlants presque, sans cesse disséquant tout ce qui se
trouvait à leur portée, puis passant à autre chose ; un front
haut, frappé au coin de l'esprit, et des lèvres jouant la touche
finale sur ce tableau respirant la grandeur insouciante, décidées,
toujours un peu dédaigneuses et splendides de calme, relevées en un
sourire narquois. Des mains petites, où
s'agitait un sang chaud, bouillant, maîtrisé par une confiance
plénière,
agitaient constamment une cigarette, la
broyant presque dans leurs mouvements saccadés.
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