mardi 17 décembre 2013

Élisa (ébauche de portrait)


     À vrai dire, ce qu'il y avait d'attachant en elle, c'est que c'était, justement, un être singulier, un caractère... mais parler de caractère est déjà incorrect ; une nature, disons, comme ci, comme ça. Ce que signifie cette épithète énigmatique, et qui est la seule que j'aie jamais trouvée pour décrire cette chère Élisa, c'est... l'inconséquence absolument illimitée du personnage. Pas une insouciance comme un enfant, ou seulement en partie, et en partie comme un mourant. Une inconséquence poète, pour ainsi dire. Elle n'avait pas d'idées à proprement parler. Comme quelqu'un qui est profondément conscient de sa condition humaine, et donc mortelle – et ajouterait à cela, non l'athéisme, mais l'indifférence absolue à la question même d'un dieu quelconque -, elle ne s'attachait pas aux idées ; peu lui importaient, au fond, le bonheur des hommes, la politique, la morale, Dieu, tous ces sujets. Pourtant, il lui arrivait fort souvent de s'enticher de l'une ou de l'autre théorie grandiose, après avoir lu tel ou tel ouvrage, ou rêvé telle ou telle chose ; ces lubies duraient quelquefois assez longtemps, allant de quelques jours à plusieurs mois ; excédant, d'ailleurs, rarement la durée d'une année.

     Il lui avait fallu, à elle-même, attendre l'âge adulte, et d'après ses dires, une longue période de réflexion solitaire, pour comprendre ce libertinage des principes. C'est que – et je cite ici ses propres mots -, en soi-même, tout cela ne l'attirait pas le moins du monde. Ce qui faisait sa conquête, c'était la beauté de la pensée, si elle était bien présentée, et avec passion ; elle se fut faite fasciste en quatre jours, si on lui avait prouvé qu'il pouvait y avoir de la beauté dans le fascisme. De la même façon, elle abandonnait, au bout d'un certain temps, ces idées, si par hasard il lui en tombait sur la main une plus jolie, une plus charmante, curieuse. Voilà ce qu'étaient à ses yeux les grandes philosophies, celles là-même qui firent se tuer des milliers et des millions d'hommes, qui fomentèrent des guerres, des révolutions, fondèrent des pays, soulevèrent des peuples : des fleurs à cueillir, puis à jeter une fois fanées ; moins, même, car son amour pour les roses ou les jacinthes était, lui, constant jusqu'à l'invariable. Après avoir passé ce cap de la compréhension de ses mécanismes propres – à dix-neuf ans, alors mêmes que certains meurent sans jamais s'être seulement approchés de se comprendre ! -, elle s'était peu à peu détachée de toute pensée « constructive » (elle en avait d'ailleurs si rapidement fait le tour, qu'elle les avait presque toutes passées en revue). Ne lui restant que ce qui était, au fond, une recherche de la beauté continue, ininterrompue, elle se tourna vers les choses et les êtres pour l'y trouver ; en un mot – le sien -, elle devint spectatrice du monde.

     Ce en quoi consistait cette vie, qui par ailleurs se trouvait lui convenir parfaitement, je vais vous l'expliquer en décrivant ses journées, d'après ce qu'elle-même m'en a rapporté. À son réveil, elle prenait le temps, avant même de faire quoi que ce soit, semi-vêtue d'un négligé charmant, de mettre en marche un vinyle – une œuvre quelconque choisie dans sa bibliothèque, selon son humeur et le temps qu'il faisait, généralement une composition classique, musique qu'elle affectionnait tout particulièrement pour son absence de convictions quelles qu'elles soient – et de l'écouter religieusement, assise sur son sofa, dans un fauteuil, ou en tailleur sur son lit. Ce rituel accompli – elle nommait cela déterminer sa journée -, elle faisait sa toilette, s'habillait vaguement, quoique toujours élégante, mais sans doute cela tenait-il plus à son air d'indifférence non affectée qu'à ses habits en eux-mêmes, puis, selon les jours et l'époque de sa vie, allait à l'université, puis plus tard au travail, nonchalamment, prenant son temps sur le chemin pour regarder ces mille et uns événements auxquels ni vous ni moi ne prêtons d'attention – le lever de l'aube, le chant rieur des rouge-gorge et des rossignols, les vols bruyants des choucas et des corneilles, le vent agitant les feuilles nombreuses des arbres, l'air triste ou gai des passants, les façades mystérieuses des grandes maisons de pierre, trônant sur leurs domaines encerclés de hauts murs de pierre, le sifflement du vent, s'il y en avait, dans les entrelacs de rues grises et sournoises, le battement de la pluie, par jours de mauvais temps, sur la pierre inégale des trottoirs, et sa réponse uniforme sur le goudron des chaussées ; en un mot, le monde, intégralement. Après avoir étudié, ou travaillé, durant quelques heures, elle s'en allait, et, avant de rentrer, passait plusieurs heures à se promener en ville, visitant les parcs, s'arrêtant tout à coup au milieu d'une avenue pour conférer gravement avec une sombre gargouille de grès, immuable au coin haut d'un immeuble ancien, entrant dans une église et y faisant les cent pas, tête en l'air, comme si c'eût été une galerie d'art, alors même que se disait la messe, puis remontant à son pied-à-terre tard le soir, alors qu'en hiver la nuit tombait déjà, sans jamais éprouver aucune crainte, non plus que si elle n'avait pas été de ce monde, notre monde – pas le sien. Une fois rentrée, bien loin de s'aller coucher, elle lisait un roman, ou se mettait immédiatement à son bureau, et écrivait. Ce qu'elle écrivait, je ne le sais trop ; de la poésie, des romans, et des milliers de pages sans queue ni tête, descriptions, portraits ou courts récits ; toujours est-il que dans cette activité résidait le vrai but de sa vie, le penchant nécessaire de ces heures de contemplations, d'études infinies. Elle n'eût pu, elle-même l'avouait sans fausse gloire, vivre sans écrire, aussi y consacrait-elle des heures, ne se couchant, après une dernière cigarette et un morceau de piano, qu'à une heure avancée de la nuit. Seules des réserves d'énergie insondables, associées à une tranquillité de fond que rien ne pouvait troubler, qu'importe les vagues, voir les tempêtes, de la surface, lui permettaient de considérer comme naturel un rythme de vie que peu d'êtres eussent tenu pendant seulement un mois.

     À côté de cela, une intelligence vive, profonde ; un génie universel, non appliqué à une seule matière, mais cherchant à englober par toutes ce secret pressenti dans la marche du monde ; jamais de réductions, de généralités, mais des accumulations de faits, de détails, et, même jeune, une sorte de sagesse, unique en son genre, qui consistait en ceci : ne jamais croire qu'il y a des règles dans les choses, qu'elles peuvent être globalisées, ou prévisibles, mais attendre et observer. Au physique, non pas une beauté comme les aiment les hommes, mais pourtant gracieuse, et envoûtante ; une taille ni petite, ni haute, aux environs du mètre soixante-dix, de longs cheveux bruns, tombant sur des épaules fines, nerveuses, qui surplombaient un corps taillé sur les mêmes procédés, fin et racé ; un nez volontaire, mutin, flanqué de deux yeux verts, pénétrants et puissants, brûlants presque, sans cesse disséquant tout ce qui se trouvait à leur portée, puis passant à autre chose ; un front haut, frappé au coin de l'esprit, et des lèvres jouant la touche finale sur ce tableau respirant la grandeur insouciante, décidées, toujours un peu dédaigneuses et splendides de calme, relevées en un sourire narquois. Des mains petites, où s'agitait un sang chaud, bouillant, maîtrisé par une confiance plénière, agitaient constamment une cigarette, la broyant presque dans leurs mouvements saccadés.

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