Tout
cela se passa très rapidement, à vrai dire, et je n'en ai plus que
des souvenirs confus, incomplets et discontinus – n'avez-vous
jamais eu ces mémoires imparfaites, d'un événement qui pourtant
comptait beaucoup ?
J'étais,
ce jour-là, assis dans un arrêt de bus, attendant pour rentrer chez
moi. Je réfléchissais, à quoi, je ne sais plus, mais je me
souviens bien que je regardais, au loin, un vol de corneilles, qui
criaient en tournant autour de trois arbres dénudés – nous étions
déjà à la fin de l'automne, et il faisait froid, quoique ce soit
aisément supportable.
Elle
vint s'asseoir à côté de moi. Perdue dans ma contemplation, je ne
l'avais pas vu approcher, et j'esquissai un mouvement de surprise.
Sans doute crut-elle que j'allais me lever pour lui laisser la
place, car elle se recula en s'excusant. Je souris – les gens
craintifs m'ont toujours attiré ; de façon général, ce sont,
tout comme moi, des sensibles, et je me sens plus à l'aise en leur
compagnie qu'en celle de ces gens qui s'imposent partout, sans-gêne,
jacassent continuellement, et vous irritent par leur perpétuel
bavardage sans but. Elle me rendit mon sourire, timidement – et je
profitai de cet adoucissement de nos relations pour la regarder.
L'air
pauvre, mais cependant fort digne dans ses vêtements bons marché,
et qui semblaient avoir vécu, elle serrait nerveusement sur ses
genoux un petit sac de cuir brun, abîmé par endroits ; son
visage était plutôt joli, quoiqu'un peu maladif, ses mains, posées
sur le sac, étaient longues et fines, très nerveuses, et presque
sans ongles, rongés qu'ils l'étaient. Elle avait de très beaux
yeux, très profonds, vert foncés, avec un petit cercle orangé au
centre, comme un soleil miniature. Soudain – elle s'était sans
doute aperçue que je la regardais –, elle fixa son regard sur le
mien, et je détournai la tête, rougissant d'avoir été ainsi
surpris.
Ce
fut à ce moment qu'elle commença à parler. Rien d'extraordinaire,
au début du moins ; des considérations banales, plates
presque, sur le temps, les gens, la ville dans laquelle elle disait
revenir pour la première fois depuis plusieurs années – je
répondais brièvement, par ces acceptations indécises qu'on jette
en pâture dans ces échanges usuels jusqu'à en être ennuyeux. Et
puis, tout à coup, elle me demanda pourquoi je vivais seul.
J'eus
grand-peine à ne pas laisser éclater ma surprise, mon indignation
presque ; je lui demandai, effaré au fond de moi-même, mais en
tâchant de le laisser paraître le moins possible, ce qui l'amenait
à faire pareille supposition ; à quoi elle ne me répondit que
par un sourire mystérieux, teinté d'une sorte de mélancolique
tristesse, très douce, très compréhensive.
Ma
curiosité avait été éveillée ; je me mis à parler, moi
aussi – je ne pouvais pas laisser partir comme cela une femme qui
semblait avoir si aisément lu en moi, il fallait que j'en sache
plus. Je racontai que oui, en effet, je vivais seul, et que c'était
parce que, jusqu'ici, je n'avais jamais réussi à supporter l'idée
que quelqu'un partagerait chaque soir mon lit, serait toujours là,
autour de moi, hanterait ma maison, m'exproprierait en quelque sorte,
et, surtout, me défendrait ces longs moments de solitude que
j'appréciais tant ; en fait, je m'en rends compte maintenant,
je lui exposai tout cela avec beaucoup de franchise, bien qu'elle
soit, de fait, une totale étrangère.
Elle
me rétorqua que tout cela pouvait être accepté sans aucun
problème, et que ces inconvénients disparaissaient d'eux-mêmes,
dès lors qu'on aimait. Poussé
par une sorte d'impulsion, je la regardai droit dans les yeux, et lui
dis que je ne savais pas ce que c'était que cela, et que je ne
croyais pas que cela existe en dehors d'un mythe créé par les
hommes, pour s'affranchir de leurs vies mornes et de leurs
servitudes. À nouveau, elle sourit, cette fois-ci presque avec
condescendance, mais de la même façon très douce, comme sourient
ceux qui ont beaucoup souffert, et je ne me sentis pas le courage
d'argumenter. Je baissai les yeux, et je regardai ses belles jambes,
très fines, dans des collants noirs, parsemés de petits trous, où
affleurait une peau blanche, très fine, légèrement teintée par le
bleu des veines qui y affleuraient, et je sentis en moi une vague
émotion - c'était vraiment une très belle chose que cette peau...
Un
autocar arriva - était-ce le 19? Ou le 17... je ne me souviens plus ; elle se leva, rectifiant machinalement les plis
de sa jupe, et, se tournant vers moi, me sourit, puis : Au
revoir, dit d'une voix où je
voulus entendre quelque chose comme une promesse, glissée entre ces
mots si simples, dans un certain ton que je crus discerner, dans ces
yeux rieurs et tristes à la fois. Elle s'éloigna, et de toute la
soirée, je ne pus me débarrasser de l'image de son sourire, ni de
l'écho de ses paroles énigmatiques ; dès le lendemain,
cependant, je cessai d'y penser, sinon par à-coups, lorsque je
n'avais rien à faire, ou quand je repassais, par hasard (mais plus
souvent, étrangement, qu'à l'habitude) devant ce même arrêt de
bus.
(À suivre)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire