mercredi 1 janvier 2014

Sonja, I


     Tout cela se passa très rapidement, à vrai dire, et je n'en ai plus que des souvenirs confus, incomplets et discontinus – n'avez-vous jamais eu ces mémoires imparfaites, d'un événement qui pourtant comptait beaucoup ?

     J'étais, ce jour-là, assis dans un arrêt de bus, attendant pour rentrer chez moi. Je réfléchissais, à quoi, je ne sais plus, mais je me souviens bien que je regardais, au loin, un vol de corneilles, qui criaient en tournant autour de trois arbres dénudés – nous étions déjà à la fin de l'automne, et il faisait froid, quoique ce soit aisément supportable.

     Elle vint s'asseoir à côté de moi. Perdue dans ma contemplation, je ne l'avais pas vu approcher, et j'esquissai un mouvement de surprise. Sans doute crut-elle que j'allais me lever pour lui laisser la place, car elle se recula en s'excusant. Je souris – les gens craintifs m'ont toujours attiré ; de façon général, ce sont, tout comme moi, des sensibles, et je me sens plus à l'aise en leur compagnie qu'en celle de ces gens qui s'imposent partout, sans-gêne, jacassent continuellement, et vous irritent par leur perpétuel bavardage sans but. Elle me rendit mon sourire, timidement – et je profitai de cet adoucissement de nos relations pour la regarder.

     L'air pauvre, mais cependant fort digne dans ses vêtements bons marché, et qui semblaient avoir vécu, elle serrait nerveusement sur ses genoux un petit sac de cuir brun, abîmé par endroits ; son visage était plutôt joli, quoiqu'un peu maladif, ses mains, posées sur le sac, étaient longues et fines, très nerveuses, et presque sans ongles, rongés qu'ils l'étaient. Elle avait de très beaux yeux, très profonds, vert foncés, avec un petit cercle orangé au centre, comme un soleil miniature. Soudain – elle s'était sans doute aperçue que je la regardais –, elle fixa son regard sur le mien, et je détournai la tête, rougissant d'avoir été ainsi surpris.

     Ce fut à ce moment qu'elle commença à parler. Rien d'extraordinaire, au début du moins ; des considérations banales, plates presque, sur le temps, les gens, la ville dans laquelle elle disait revenir pour la première fois depuis plusieurs années – je répondais brièvement, par ces acceptations indécises qu'on jette en pâture dans ces échanges usuels jusqu'à en être ennuyeux. Et puis, tout à coup, elle me demanda pourquoi je vivais seul.

     J'eus grand-peine à ne pas laisser éclater ma surprise, mon indignation presque ; je lui demandai, effaré au fond de moi-même, mais en tâchant de le laisser paraître le moins possible, ce qui l'amenait à faire pareille supposition ; à quoi elle ne me répondit que par un sourire mystérieux, teinté d'une sorte de mélancolique tristesse, très douce, très compréhensive.

     Ma curiosité avait été éveillée ; je me mis à parler, moi aussi – je ne pouvais pas laisser partir comme cela une femme qui semblait avoir si aisément lu en moi, il fallait que j'en sache plus. Je racontai que oui, en effet, je vivais seul, et que c'était parce que, jusqu'ici, je n'avais jamais réussi à supporter l'idée que quelqu'un partagerait chaque soir mon lit, serait toujours là, autour de moi, hanterait ma maison, m'exproprierait en quelque sorte, et, surtout, me défendrait ces longs moments de solitude que j'appréciais tant ; en fait, je m'en rends compte maintenant, je lui exposai tout cela avec beaucoup de franchise, bien qu'elle soit, de fait, une totale étrangère.

     Elle me rétorqua que tout cela pouvait être accepté sans aucun problème, et que ces inconvénients disparaissaient d'eux-mêmes, dès lors qu'on aimait. Poussé par une sorte d'impulsion, je la regardai droit dans les yeux, et lui dis que je ne savais pas ce que c'était que cela, et que je ne croyais pas que cela existe en dehors d'un mythe créé par les hommes, pour s'affranchir de leurs vies mornes et de leurs servitudes. À nouveau, elle sourit, cette fois-ci presque avec condescendance, mais de la même façon très douce, comme sourient ceux qui ont beaucoup souffert, et je ne me sentis pas le courage d'argumenter. Je baissai les yeux, et je regardai ses belles jambes, très fines, dans des collants noirs, parsemés de petits trous, où affleurait une peau blanche, très fine, légèrement teintée par le bleu des veines qui y affleuraient, et je sentis en moi une vague émotion - c'était vraiment une très belle chose que cette peau...

     Un autocar arriva - était-ce le 19? Ou le 17...  je ne me souviens plus ; elle se leva, rectifiant machinalement les plis de sa jupe, et, se tournant vers moi, me sourit, puis : Au revoir, dit d'une voix où je voulus entendre quelque chose comme une promesse, glissée entre ces mots si simples, dans un certain ton que je crus discerner, dans ces yeux rieurs et tristes à la fois. Elle s'éloigna, et de toute la soirée, je ne pus me débarrasser de l'image de son sourire, ni de l'écho de ses paroles énigmatiques ; dès le lendemain, cependant, je cessai d'y penser, sinon par à-coups, lorsque je n'avais rien à faire, ou quand je repassais, par hasard (mais plus souvent, étrangement, qu'à l'habitude) devant ce même arrêt de bus.

(À suivre)

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