mardi 7 janvier 2014

Sonja, 4



Peu à peu, de rencontre en rencontre, des liens riches et complexes se tissèrent entre Sonja et moi. Nous passions des heures à rêver à deux, perdus dans des hauteurs où notre intimité était telle que nul autre humain jamais n'eût pu espérer se joindre à nous ; elle m'offrait continuellement la douce joie de me comprendre à demi-mot, et sa prescience était quelquefois telle qu'il me semblait qu'elle lisait en mon esprit. J'avais fini par rejeter toute affectation, et lorsqu'un jour elle me demanda, avec dans ses beaux yeux une lueur envoûtante et profonde – comme ces étoiles qui pavent la Nuit - « si je croyais désormais à l'amour », je l'embrassai, pour la première fois. Des visions de bonheurs futurs fusaient dans mon esprit alors que se mêlaient nos lèvres – je ne doutais plus, pénétré jusques aux tréfonds de l'âme d'une certitude absolue, indéniable quoiqu'inexplicable.

Nous restâmes ensemble, ce soir-là, et, les grilles du parc fermées, entourés seulement des chants des rossignols, ces princes des nuits, face à face, nous buvions avidement à cette coupe des premiers instants, libres – dans les nuits la liberté, loin des hommes, l'âme enfin, si confinée, pendant les jours, sous les feux mats et durs de cette scène continuelle qu'est la vie, par d'invisibles et douloureuses conventions, par ces habitudes triviales et ces regards sans cesse critiques, haineux et jaloux, l'âme enfin étend ses ailes, et l'être se déploie, pur et vrai !

Nos doigts ne se décroisèrent, à regrets, qu'alors que l'aurore montait doucement, et qu'un murmure indistinct et confus, au loin, nous avertissait que les hommes s'étaient réveillés, et qu'il nous fallait, pour retrouver encore un peu de temps, en mémoire, ces heures charmantes, retourner tous deux dans nos solitudes respectives où, en silence, nous pourrions goûter la longue et douce attente des retrouvailles.

Ensemble, nous nous dirigeâmes vers la sortie, calmes et joyeux, sans un mot – qui aurait été de trop, tant il est vrai qu'il est des sensations qui dépassent la parole même !

Plongé dans un océan de pensées nouvelles, de mondes jamais aperçus qui tout à coup s'ouvraient à moi, comme éclot la fleur quand se lève le premier soleil du printemps, je promenais mes yeux autour de moi, sans rien y voir, intérieurement ébloui. Je ne vis pas les deux hommes qui m'attendaient dans la rue. Aussitôt qu'arrivé à leur hauteur, je me sentis ceinturé par une poigne puissante, puis on s'empressa de me lier les bras avec une camisole de force. Au même moment, une aiguille s'enfonçait dans ma nuque, et le monde sembla tout à coup vaciller. Désespéré, stupéfait, je regardai, suppliant, du côté de ma compagne ; je la vis se dissoudre lentement, devenir éthérée, puis disparaître, comme le songe évanescent qu'elle n'avait jamais cessé d'être.


   ***


C'était le gardien du parc qui les avait prévenus, alarmé de me voir parler seul, avec des gestes, des intonations qui montraient que je croyais voir une personne à mes côtés. Le médecin-chef de l'asile où j'ai été transféré m'a expliqué, hier, après qu'il se fut avéré que je ne montrais aucune velléité de violence, qu'il s'agissait là d'un cas d'hallucination tout à fait extraordinaire ; il a émis l'hypothèse que, placé dans une solitude peu commune pour un jeune homme de mon âge, j'avais inconsciemment créé ma Sonja, en la dotant de toutes les facultés dont j'aurais voulu que soit paré mon idéal féminin, pour combler ce manque extrême.

Ce soir, après quelques examens complémentaires, ils me laisseront sortir ; j'ai agi de manière à ce qu'ils pensent que je ne fais que rire de cette déplorable aventure. Rester calme m'a été extrêmement difficile, cependant, me cramponnant à l'espoir qui m'attend, j'ai réussi à donner le change.


    ***


L'Est Républicain, jeudi 17 décembre, p.28

Hier soir,
vers 19h, un jeune homme de 21 ans s'est empoisonné dans son appartement. Sa logeuse, venue faire le ménage ce matin, l'a découvert, et a immédiatement alerté la police. Tout indique que le défunt vivait dans une grande solitude. À cette heure, on ne lui a découvert aucune famille, malgré les investigations des services officiels. Il a n'a laissé qu'une courte lettre d'explications, que nous reproduisons ici, à l'attention d'éventuels proches :

«  Qu'elle eût été une illusion, je ne peux ni ne veux le croire ; plutôt une âme errante, une fantastique évocation, qui, répondant à l'appel obscur et pressant d'un cœur trop solitaire, a franchi les portes de notre monde pour venir me sauver d'une vie où, sans cela, l'amour n'eût jamais pénétré ! Quoiqu'il en soit, si c'est un fantôme, alors son deuil m'interdit de vivre plus longtemps, et je défie quiconque d'affirmer que cela est chose moins 'sérieuse' que de se brûler la cervelle parce que l'on a perdu l'amour d'une soi-disant 'vivante', ou de pouvoir prouver qu'une chose est plus vraie simplement parce que d'autres la voient également. Et puis, j'ai le vague espoir que, peut-être, dans la tombe, nos songes revivent, et qu'ils nous accompagnent vers l'Éternité ! Si tel n'est pas le cas, alors, adieu, ô toi qui fus, au sens le plus douloureux du terme, l'aimée de mes rêves. »



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