Histoire
d'une folie particulière,
ou
L'Homme
qui voyait des suicides
Ce
soir-là, je marchais le long de la Seine, traversant ces quais si
fêtés par les poètes d'antan ; mon horizon encombré du côté
des terres par les hauts entrepôts qui ont ici remplacés les
pittoresques boutiques dont nous parlait Baudelaire, je jetais les
yeux sur les eaux noires et profondes du fleuve, où, à la crête
des vagues, se reflétaient les mystiques lueurs de la pleine lune.
Les mains dans le dos, plongé dans cette muette contemplation,
j'avançais lentement sur la berge de pierre grise.
Tout
à coup, un cri – mais non pas un cri de détresse, non, plutôt le
hurlement d'un défi jeté aux cieux, âpre et triomphant – me fit
relever la tête. Je fouillai du regard les alentours pour voir d'où
il provenait. À quelques centaines de mètres devant moi, se
découpait, vague silhouette dans la nuit, un pont, le pont du
Garigliano ; tout Parisien connaît fort bien cette haute
structure, qui est, depuis sa construction, l'un des lieux de
suicide, si je puis employer cette expression, les plus célèbres de
la ville. J'eus l'obscur pressentiment de ce qui se passait ;
hâtant le pas, je fixai de toute la puissance de mon regard la
bordure du pont.
De
plus en plus distincte à mesure que j'approchais, je discernai une
ombre, debout sur la balustrade, qui tenait ses bras en l'air, et
semblait, dans cette posture, adresser un furieux anathème au Destin
qui l'avait poussée à cette extrémité. Je me mis à courir,
jetant par réflexe mon manteau, me débarassant vivement de mon
écharpe ; déjà je n'étais plus qu'à quelques dizaines de
mètres des escaliers qui donnaient accès au tablier depuis les
quais, quand je vis l'ombre osciller, ses cheveux lâchés flotter un
instant, indécis, autour de sa tête, puis plonger à pic.
Ce
que je fis alors – j'insiste sur ce point – ne doit pas être
considéré comme un acte de courage ou quoi que ce soit de cet
ordre ; non, c'était simplement la réaction instinctive d'un
homme voyant l'un de ses semblables sur le point de mourir, et je ne
doute pas que tout autre aurait, s'il eût été à ma place, agi de
même. Je sautai à mon tour dans les eaux noires, et nageai
vigoureusement vers l'endroit où la femme avait touché les flots,
afin de pouvoir lui porter secours.
Arrivé
là, je ne la vis pas ; de toute évidence, emportée par le
poids de ses vêtements, elle était en train de couler, sans doute
juste sous moi. Prenant une grande inspiration, je plongeai, brassant
vigoureusement l'eau afin de descendre au plus vite. Nulle trace d'un
corps ; je ne voyais pas à un mètre, mais je promenais
frénétiquement mes mains en tout sens, et il me semblait que
j'aurais déjà du l'apercevoir, ou à tout le moins sentir l'étoffe
de ses habits, quand mon front se heurta subitement à une surface
dure et rugueuse. Le choc m'étourdit pendant quelques instants, ce
qui eut pour effet de me faire instinctivement remonter à la
surface. Ayant aspiré une gorgée d'air, je repris mes esprits, et
compris en un terrible éclair de lucidité qu'il fallait renoncer à
la sauver. En effet, déjà les courants avaient du emporter le
corps, et j'aurais pu plonger aussi longtemps que je le voulais, je
n'en aurais pu trouver trace.
Désespéré
– une femme, dans ces eaux, se mourait, et je ne pouvais que rester
là, je ne pouvais rien faire pour lui porter secours ! -, je
pris la décision de regagner la rive, et d'appeler sur-le-champ les
urgences, m'accrochant au vain espoir qu'ils puissent la secourir
avant qu'il ne soit trop tard ; je me répétais, afin de me
convaincre, qu'on pouvait ranimer une personne jusqu'à douze minutes
après qu'elle eût cessé de respirer, or, il s'en était écoulé
deux à trois seulement. Tout dépendait de ma rapidité à agir.
Aussitôt que me vint cette pensée, je me mis à nager de toutes mes
forces, pour regagner la rive, où étaient mon manteau, et, dans la
poche intérieure, mon téléphone cellulaire.
Cinquante
secondes plus tard, au plus, je me hissais sur la berge, ruisselant,
aveuglé par l'eau qui s'écoulait de mes cheveux, frissonnant au
contact de l'air glacial ; ne prêtant aucune attention à cela,
je courus jusqu'à ma veste, et appelai les secours. Cela fait, je
m'écroulai sur le sol, tout à coup étrangement épuisé. Je sentis
un liquide chaud et poisseux qui coulait sur ma temps ; j'y
portai la main, c'était du sang.
Quelques
minutes plus tard, j'entendais les sirènes des ambulances arriver ;
comme derrière un rideau de brumes, je vis les feux d'une vedette de
police briller en-dessous du pont, fouillant les eaux de toute la
puissance de leur éclat. Puis tout devint flou, et je sombrai dans
l'inconscience.
Lorsque
je revins à moi, j'étais allongé sur un lit d'hôpital, dans une
petite chambre. Ma tête me faisait horriblement mal ; portant
machinalement la main à mon front, je sentis un bandage épais. Sans
doute la blessure que je m'étais faite en touchant le fond du fleuve
était-elle plus grave que je ne l'avais cru sur l'instant. Le
fleuve ! Tout me revint, la femme qui avait sauté du pont, ce
qui avait suivi... Mais elle ? L'avait-on retrouvée ?
Avait-on au moins repêché son corps ? Assailli de pensées
contradictoires, j'essayai de me lever mais, trop faible, je retombai
aussitôt sur le lit. Me maudissant intérieurement, j'avisai un
bouton rouge, pendant à un fil, à ma droite. Je le pressai
nerveusement, espérant avoir des renseignements de l'infirmière.
Quand
cette dernière entra dans la chambre, je la bombardai de questions.
L'air surprise, elle me répondit qu'elle n'avait eu connaissance
d'aucun corps qui aurait été retrouvé dans la Seine durant la
nuit ; elle ajouta qu'on m'avait amené, une lourde plaie
ouverte au niveau de la tempe, aux environs de minuit, et que les
urgentistes qui me transportaient lui avaient seulement dit que
j'étais tombé à l'eau, et m'étais blessé, d'une façon ou d'une
autre, peu avant de les appeler en parlant de façon incohérente
d'un suicide, ce qu'ils croyaient être une référence à une
infructueuse tentative de ma part.
L'esprit
plein de pensées contradictoires et qui se succédaient sans aucune
logique, je me rassis sur mon séant, pensif. Pourtant, je n'avais
pas pu imaginer cette femme, je l'avais vue ; elle avait essayé
de se suicider, très probablement elle y était parvenue, et sous
peu, sa disparition, si en effet son corps n'avait pas encore été
retrouvée, serait signalée par ses amis, sa famille... Ruminant ces
pensées, je retombai finalement dans un sommeil malsain, peuplé de
rêves terrifiants où je me voyais tantôt sauter moi-même de ce
pont, tantôt cette mystérieuse silhouette féminine, alors que,
comme cloué au sol des quais, je ne pouvais esquisser le moindre
mouvement, forcé à la regarder, impuissant, se noyer en appelant à
l'aide, et finalement couler à pic, sa main encore tendue vers moi,
comme le seul qui pouvait la sauver de cet acte qu'elle regrettait
déjà, et je voyais dans ses yeux, quoique je ne puisse pas, dans
mon songe, distinguer clairement son visage, l'envie de vivre, de
VIVRE...
Au
soir, les médecins me permirent de regagner mon domicile ; une
fois rentré, je tombai dans les affres d'une forte fièvre, qui dura
six longs jours, jours durant lesquels je ne pus m'extraire de mes
draps. Tantôt des crises de délire me prenaient en leurs
tourbillons hallucinatoires, et je voyais devant mes yeux défiler
des figures qu'il me semblait avoir connu longtemps, très longtemps
auparavant, tantôt je restais simplement prostré pendant des
heures, incapable du moindre mouvement, fixant d'un œil hagard le
plafond, où virevoltaient quelques mouches attardées, qui me
narguaient par leur extrême facilité à se mouvoir en tous sens, et
leur apparence d'insouciance gaie.
Le
matin du septième jour, je sentis que la fièvre redescendait, et
que mes forces me revenaient peu à peu ; les vapeurs qui
jusque-là envahissaient mon esprit étaient presque totalement
dissipées. Je décidai, après avoir avalé un petit-déjeuner
léger, et constaté avec bonheur que le goût des aliments m'était
revenu, d'aller faire une courte promenade au-dehors.
J'habite
à quelques pas du bois de Vincennes, qui est une sorte de refuge
pour tous les amoureux du calme, du XIème
au XVème arrondissement. Je
me dirigeai donc dans sa direction – il me suffisait de longer
l'avenue Deaumesnil dans le quart de sa longueur, et je me
retrouverais, passées les grilles, à l'orée des premières
frondaisons, luxuriantes en cette fin de mois d'août. Enfiler une
veste légère, m'assurer de la présence dans ma poche de mon étui
à cigarettes et de mon briquet, puis dévaler quatre à quatre les
escaliers, cela fut l'affaire d'une poignée de minutes tout au plus,
et je me retrouvai dans la rue.
Il
était onze heures peut-être ; les rues étaient animées, mais
non surpeuplées, ce qui me soulagea grandement ; je n'étais
pas en état de supporter l'oppression d'une foule envahissant les
trottoirs. Haut déjà dans le ciel, le soleil jetait généreusement
ses rayons sur le quartier, ce qui, à n'en pas douter, entrait pour
beaucoup dans la joyeuse humeur quasi-générale que montraient les
passants, tout autour de moi. Sous le porche de l'église du
St-Esprit, un couple de jeunes amoureux se tenait enlacé, échangeant
sur un ton de conspirateurs des mots doux, leurs frais minois
illuminés par un même sourire un peu niais ; je souris à leur
vue. Une joie calme et profonde me fit relever la tête ;
définitivement débarrassé de toute trace de fièvre, je décidai
de rallonger le chemin en passant par le viaduc des Arts, où je
retrouverais peut-être l'une de mes connaissances, la peintre
Valentine Durray, qui avait installé là-haut, depuis presque trois
années, son chevalet et ses grandes feuilles à croquis, et pillait
incessament, avide, à chaque jour un nouveau détail de cette vue
grandiose dont on jouit lorsqu'on se tient au centre du viaduc,
regard tourné vers l'ouest.
Valentine
était une grande amie ; j'avais même, aux premiers temps de
notre amitié, éprouvé pour elle des sentiments plus intimes, ce
qui donnait à mon affection une nuance toute particulière de
chaleureuse tendresse. Elle m'appréciait également énormément ;
lorsque je l'avais rencontrée, lors d'un voyage en Suisse, quelques
années auparavant, j'avais été l'un des premiers – et des plus
ardents – admirateurs de son style innovant, de son incroyable
maîtrise des formes du corps, de sa pensée aérienne, romantique,
teintée de surréalisme. Je l'avais incitée à venir à Paris,
l'assurant de mon entier soutien dans cette tâche ardue qu'est le
fait de percer au sein du
monde artistique de la capitale française, et, à vrai dire, elle
n'avait jamais eu à s'en repentir. Grâce à son talent, combiné
aux efforts que j'avais faits pour lui obtenir, là une critique
favorable, là une place dans une exposition, elle avait rapidement
réussi à se tailler une place au soleil des artistes – qui est,
non la vaine gloire, mais la reconnaissance par leurs pairs. Ce
noble cœur n'avait jamais oublié la part que j'avais eu dans son
succès, et nos rencontres étaient toujours pleines de charmes,
assaisonnées de dialogues
éthérés sur notre passion commune, qui consistait principalement à
jouir de la beauté sous toutes ses formes, et
à la commenter longuement.
J'avais
vu juste : elle était là, à son emplacement habituel, traçant
d'une main nerveuse et sûre de grands traits de fusain sur sa toile.
Cependant, et ce détail
attira mon attention, elle était dos à la rambarde, comme si elle
avait voulu, par un fait exprès, se priver du panorama, et n'avoir
devant elle que le mur de pierre, uniforme, auquel était accolé son
chevalet. Curieux, je m'approchai ; elle m'aperçut, me sourit,
puis se replongea dans ses furieuses esquisses. En arrivant à sa
hauteur, je pus enfin discerner la scène qu'elle crayonnait ;
sur-le-champ, pris d'horreur, je fis un pas en arrière.
Ce
qu'elle dessinait, c'était cette scène !
Cette même scène dont je me rappelais si bien, cette femme debout
sur le parapet, dressée au-dessus des eaux tumultueuses, ces mêmes
cheveux voletant autour d'elle, bras tendus vers les cieux comme une
Furie vengeresse ! Rien n'y manquait, pas même la pleine lune,
enflammant de ses pâles rayons l'écume, conférant à cette figure
du désespoir une dignité qui touchait au sublime, pas même le
promeneur attardé – moi ! - qui, stupéfait, affolé,
regardait depuis les quais, impuissant, cette explosion de douleur
insoutenable !
J'étais
devenu livide ; mû par un obscur pressentiment, je décidai
qu'il ne fallait pas que je parle à mon amie de l'extraordinaire
correspondance qui existait entre son tableau et ce qui m'était
arrivé une semaine auparavant. En effet, puisque je ne l'avais pas
croisée depuis, comment aurait-elle pu savoir ?.. Il y avait là
une touche comme surnaturelle qui me poussait à ne rien dire, de
peur qu'elle ne me jette ce
regard étonné et craintif qu'on accorde à ceux dont on suppose la
raison troublée. Après
quelques mots échangés, je la quittai, fuyant presque, de toute
évidence en proie à un trouble profond, en balbutiant quelques mots
à propos d'un rendez-vous pressant ; j'espérais
seulement que, absorbée par son travail, elle ne remarquerait pas
l'étrangeté, sinon l'absurdité, de ma conduite.
En
proie à une terrible oppression, je redescendis, cette fois presque
en courant, le viaduc, et, sans réfléchir un instant à ce que je
faisais, je repris la direction de chez moi. Je tremblais de peur ;
il me semblait que le ciel, tout à l'heure si clair et si lumineux,
s'était obscurci, couvert de nuages, et qu'un éclair allait, d'un
moment à l'autre, me frapper et me réduire en cendres ; je
m'attendais à voir des démons jaillir des facades, me riant au nez,
d'un rire moqueur et maléfique. Je ne savais s'il fallait me croire
fou, ou supposer là une incroyable coïncidence – non, cela
n'était pas !.. cela ne pouvait pas
être ! La ressemblance, l'identité même, était trop vraie,
trop parfaite, trop inexplicable !..
Ruminant
ces sombres pensées tout en marchant d'un pas précipité, j'étais
pesque arrivé à la hauteur de mon domicile, quand, tout à coup,
j'entendis un cri – le même !
– venant du haut d'un immeuble, à ma gauche. Levant les yeux,
j'aperçus distinctement un enfant, debout sur le rebord d'une
fenêtre, au dernier étage, qui me regardait
– et il sauta dans le vide !
Il
vint s'écraser à quelques pas de moi, avec un horrible craquement
d'os brisés, dans un affreux jaillissement de sang et de morceaux de
chair mêlés d'éclats
calcaire. Je regardai tout autour de moi ; de nombreux passants
marchaient, paisiblement, et aucun d'eux ne paraissait être le moins
du monde troublé, tout au plus un coup d'oeil intrigué en ma
direction – il était évident que j'étais le seul à voir cet
enfant, et que la seule chose qu'eux voyaient, c'était moi, immobile
au milieu du trottoir, les traits déformés par une monstrueuse
terreur, sans raison apparente !..
Enjambant
le corps inerte de l'enfant, je me mis à courir comme un dératé.
La peur la plus intense
faisait se mouvoir mes jambes avec une incroyable vélocité ;
en quelques dizaines de secondes, j'étais chez moi. Je fermai la
porte à double tour, et, avisant une bouteille de vin qui était
restée sur la table de la cuisine, je la débouchai, et en bus la
moitié d'un seul trait. Après quoi, je m'affalai sur une chaise,
vomis, et m'effondrai finalement sur le plancher, dans un état
proche de l'inconscience.
Il
fallut quelques heures pour que mon esprit sorte de la volontaire
prostration dans laquelle il s'était plongé, de la même façon
qu'un enfant se recroqueville en position foetale sous les coups, et
tente ainsi de nier leur existence. Finalement, lorsque j'émergeai,
le soleil se faisait déjà rare, et la nuit approchait. Un calme
profond, résolu, m'emplissait ; il me fallait prendre une
décision, et mon corps, conscient à sa façon de cela, m'en donnait
les moyens. Quoique j'aie pu, je
le conçois vous paraître,
jusqu'ici, être impressionnable et impulsif, cela n'est point ;
je suis, en réalité, quoique d'une grande sensibilité, lucide au
plus haut degré, et cette clarté de l'esprit avait enfin repris le
contrôle de mes terreurs
qui, quand on y réfléchit, sont plus que compréhensibles, étant
le résultat d'évènements aussi effrayants
qu'inattendus.
Je
m'assis dans mon canapé et m'allumai une cigarette. Tout en
inspirant profondément l'odorante fumée, je réfléchis au parti
que j'avais à prendre face à ma situation. Il était évident que
je devenais dément ; cependant, je ne pouvais en aucun cas
aller voir un médecin, qui, aussitôt que je lui aurais raconté mon
histoire, m'aurait fait enfermer en asile, ou forcé à prendre des
quantités de drogues astronomiques qu'il m'aurait
présentées comme étant des
médicaments, et qui
auraient peu à peu dévoré mon cerveau, jusqu'à faire de moi, à
vingt-cinq ans que j'avais, un infirme prématuré, hoquetant sur son
fauteuil, incapable d'une quelconque activité, l'oeil vide fixant
sans le voir le mur sale, un filet de bave coulant à la commissure
des lèvres. En parler à qui
que ce soit d'autre n'aurait pu qu'avoir un effet similaire ; il
ne me restait donc qu'à vivre avec. « Après tout, me dis-je,
il n'est pas si gênant que ça de voir de temps à autre une
personne se suicider, du moment que vous savez que ce n'est pas
réel ; ce sera juste un peu plus effrayant qu'un court extrait
de film d'horreur qui se déclencherait de façon aléatoire ».
D'ailleurs, ce phénomène
pouvait tout aussi bien cesser d'un jour à l'autre, voir ne jamais
se reproduire une seconde fois – vain
et faux espoir, je m'en aperçus par la suite.
La
seule question qui continuait à me perturber – et
qui revient sans cesse, jusqu'à aujourd'hui –
était celle-ci : « La première fois, était-ce
mon imagination, ou cette femme s'était-elle réellement
noyée dans la Seine, juste sous mes yeux ? ».
J'ai longtemps fouillé
chaque journal que j'ai pu trouver étant paru cette semaine ;
aucune disparition qui corresponde, rien, pas même l'ombre d'un
indice. Pourtant, je doute encore ; comment me résoudre à
penser que la terreur si poignante, la compassion si vraie, que
j'avais ressentis n'étaient nés que d'une incertaine
et spectrale vision ? Comment croire que mon esprit malade et
halluciné avait pu,
seul, créer
la sinsitre et sublime poésie de ces deux bras, ailes d'ange déchu,
tendus au-dessus de l'abîme des flots ? Et
ce tableau (au sujet duquel je n'ai jamais pu me résoudre à
demander la moindre explication à Valentine) ? Faut-il penser
que cela aussi n'était que le fruit de mon imagination délirante ?
Des
semaines, des mois, se sont écoulés depuis cette soirée ; je
vis désormais presque constamment entouré de mourants imaginaires.
Peu à peu, je m'y suis accoutumé. Seul mon regard, de temps à
autre, par son agitation fixe et affolée, pourrait me trahir. À
chaque instant, jaillissant du sol, des murs, chutant du ciel, des
fantômes venus de tous lieux, de toutes époques, viennent devant
moi se faire sauter la cervelle, s'empoisonner, s'écraser sur le
pavé, jeunes et vieux, hommes et femmes. Il n'y a que dans
l'intimité de mon appartement que ce continuel spectacle m'est
épargné, pour une raison que je n'ai pu élucider ; à
l'exception d'un soir, où j'entendis sonner à la porte – et,
lorsque j'allai ouvrir, je vis devant moi une jeune fille qui, posant
sur moi un regard fixe et dur, s'ouvrit lentement les veines des
poignets, et, baisant de ses lèvres les plaies, l'une après
l'autre, aspira goulûment le sang qui en coulait à torrents, avant
de s'effondrer sur le palier, la peau fraîche de ses joues et
l'émail pur de ses dents inondés de pourpre.
Je
n'oublierai jamais le spectacle que je vis, lorsque, prenant mon
courage à deux mains, je me décidai à sortir enfin de chez moi, le
surlendemain de cette soirée, après être resté enfermé, rideaux
tirés, pendant quarante-huit heures.
Arrivé
au niveau de la rue, je me trouvai face au plus indescriptible chaos
qu'il m'ait jamais été donné de concevoir. Vingt hommes et femmes,
au moins, étaient postés sur les toits et les balcons ; l'un
après l'autre, au fur et à mesure que j'avançais, tentant d'agir
comme si de rien n'était, mais ne pouvant empêcher mon regard
affolé de parcourir la scène en tous sens, ils sautèrent tous,
s'écrasant en tas informes sur le trottoir, la chaussée, l'un d'eux
s'empalant même sur un lampadaire. C'était une féerie digne des
plus sombres romanciers ; Poe en eût pali d'aise. Des couples
s'entre-éventraient au beau milieu de l'avenue ; assis à la
table des cafés, invisibles aux yeux des autres consommateurs, de
cyniques dandys tout droit sortis du XIXè siècle buvaient de
grandes coupes de ciguë et tombaient raides morts sur le pavé,
après m'avoir accordé un ultime et très distingué clignement de
l'œil en guise de salut funèbre. D'autres, plus âgés, se
faisaient éclater la cervelle, l'air digne et fier dans de grandes
redingotes noires. Un grand nombre de petits garçons et de petites
filles, issus de toutes époques et de toutes les classes sociales,
rivalisant de charme et doués au plus haut point de cette vivante
fraîcheur qui est ce qu'il y a de plus ravissant dans
l'enfance, se jetaient sous les roues des voitures en riant comme si
c'eût été là un jeu nouveau, et périssaient, écrasés, par
dizaines, jusqu'à ce que la route ressemble au fleuve de sang de
l'Apocalypse.
Je
suis désormais coutumier de ce genre de visions, et elles n'excitent
plus en moi qu'une sorte de légère curiosité quand à l'innovation
dont fait quelquefois preuve mon inconscient quand à leurs détails.
Mais ce jour là ! Il me fallut faire les plus grands efforts
du monde pour ne pas m'enfuir en hurlant de terreur, pour ne pas
laisser la folie me serrer à pleins bras et m'emporter dans sa
brûlante étreinte ! Je sentais des frémissements nerveux, des
tics indomptables, me traverser en tous sens ; je réfléchis
fréquemment, durant les deux premières semaines, à mettre moi-même
fin à mes jours ; depuis, avec l'aide de l'habitude, et en
espaçant au maximum mes sorties au-dehors, j'ai réussi à me
défaire de cette idée.
Dernièrement,
je dus assister à l'enterrement d'une de mes tantes éloignées.
Après que le prêtre eût fait son office, il nous fallut, tour à
tour, passer devant la bière ouverte, pour saluer la défunte avant
qu'elle n'entame son long voyage vers l'Inconnu. Lorsque ce fut à
moi, je ne pus réprimer un sourire amusé, en voyant l'aspect si
paisible, si peu impressionnant, de ce cadavre pâle et tout ridé,
par rapport à ceux que je voyais chaque jour. Cela m'attira des
regards chargés de reproches, voir ouvertement furibonds, de la part
de ses enfants, mes cousins et cousines. Mais je leur pardonne ;
ils ne savent pas, eux, que, quoiqu'encore résident de ce
monde-ci, je vis d'ores et déjà dans le sein du royaume de la
Mort !
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