vendredi 17 janvier 2014

Histoire d'une folie particulière



Histoire d'une folie particulière,
ou
L'Homme qui voyait des suicides






Ce soir-là, je marchais le long de la Seine, traversant ces quais si fêtés par les poètes d'antan ; mon horizon encombré du côté des terres par les hauts entrepôts qui ont ici remplacés les pittoresques boutiques dont nous parlait Baudelaire, je jetais les yeux sur les eaux noires et profondes du fleuve, où, à la crête des vagues, se reflétaient les mystiques lueurs de la pleine lune. Les mains dans le dos, plongé dans cette muette contemplation, j'avançais lentement sur la berge de pierre grise.

Tout à coup, un cri – mais non pas un cri de détresse, non, plutôt le hurlement d'un défi jeté aux cieux, âpre et triomphant – me fit relever la tête. Je fouillai du regard les alentours pour voir d'où il provenait. À quelques centaines de mètres devant moi, se découpait, vague silhouette dans la nuit, un pont, le pont du Garigliano ; tout Parisien connaît fort bien cette haute structure, qui est, depuis sa construction, l'un des lieux de suicide, si je puis employer cette expression, les plus célèbres de la ville. J'eus l'obscur pressentiment de ce qui se passait ; hâtant le pas, je fixai de toute la puissance de mon regard la bordure du pont.

De plus en plus distincte à mesure que j'approchais, je discernai une ombre, debout sur la balustrade, qui tenait ses bras en l'air, et semblait, dans cette posture, adresser un furieux anathème au Destin qui l'avait poussée à cette extrémité. Je me mis à courir, jetant par réflexe mon manteau, me débarassant vivement de mon écharpe ; déjà je n'étais plus qu'à quelques dizaines de mètres des escaliers qui donnaient accès au tablier depuis les quais, quand je vis l'ombre osciller, ses cheveux lâchés flotter un instant, indécis, autour de sa tête, puis plonger à pic.

Ce que je fis alors – j'insiste sur ce point – ne doit pas être considéré comme un acte de courage ou quoi que ce soit de cet ordre ; non, c'était simplement la réaction instinctive d'un homme voyant l'un de ses semblables sur le point de mourir, et je ne doute pas que tout autre aurait, s'il eût été à ma place, agi de même. Je sautai à mon tour dans les eaux noires, et nageai vigoureusement vers l'endroit où la femme avait touché les flots, afin de pouvoir lui porter secours.

Arrivé là, je ne la vis pas ; de toute évidence, emportée par le poids de ses vêtements, elle était en train de couler, sans doute juste sous moi. Prenant une grande inspiration, je plongeai, brassant vigoureusement l'eau afin de descendre au plus vite. Nulle trace d'un corps ; je ne voyais pas à un mètre, mais je promenais frénétiquement mes mains en tout sens, et il me semblait que j'aurais déjà du l'apercevoir, ou à tout le moins sentir l'étoffe de ses habits, quand mon front se heurta subitement à une surface dure et rugueuse. Le choc m'étourdit pendant quelques instants, ce qui eut pour effet de me faire instinctivement remonter à la surface. Ayant aspiré une gorgée d'air, je repris mes esprits, et compris en un terrible éclair de lucidité qu'il fallait renoncer à la sauver. En effet, déjà les courants avaient du emporter le corps, et j'aurais pu plonger aussi longtemps que je le voulais, je n'en aurais pu trouver trace.

Désespéré – une femme, dans ces eaux, se mourait, et je ne pouvais que rester là, je ne pouvais rien faire pour lui porter secours ! -, je pris la décision de regagner la rive, et d'appeler sur-le-champ les urgences, m'accrochant au vain espoir qu'ils puissent la secourir avant qu'il ne soit trop tard ; je me répétais, afin de me convaincre, qu'on pouvait ranimer une personne jusqu'à douze minutes après qu'elle eût cessé de respirer, or, il s'en était écoulé deux à trois seulement. Tout dépendait de ma rapidité à agir. Aussitôt que me vint cette pensée, je me mis à nager de toutes mes forces, pour regagner la rive, où étaient mon manteau, et, dans la poche intérieure, mon téléphone cellulaire.

Cinquante secondes plus tard, au plus, je me hissais sur la berge, ruisselant, aveuglé par l'eau qui s'écoulait de mes cheveux, frissonnant au contact de l'air glacial ; ne prêtant aucune attention à cela, je courus jusqu'à ma veste, et appelai les secours. Cela fait, je m'écroulai sur le sol, tout à coup étrangement épuisé. Je sentis un liquide chaud et poisseux qui coulait sur ma temps ; j'y portai la main, c'était du sang.

Quelques minutes plus tard, j'entendais les sirènes des ambulances arriver ; comme derrière un rideau de brumes, je vis les feux d'une vedette de police briller en-dessous du pont, fouillant les eaux de toute la puissance de leur éclat. Puis tout devint flou, et je sombrai dans l'inconscience.




Lorsque je revins à moi, j'étais allongé sur un lit d'hôpital, dans une petite chambre. Ma tête me faisait horriblement mal ; portant machinalement la main à mon front, je sentis un bandage épais. Sans doute la blessure que je m'étais faite en touchant le fond du fleuve était-elle plus grave que je ne l'avais cru sur l'instant. Le fleuve ! Tout me revint, la femme qui avait sauté du pont, ce qui avait suivi... Mais elle ? L'avait-on retrouvée ? Avait-on au moins repêché son corps ? Assailli de pensées contradictoires, j'essayai de me lever mais, trop faible, je retombai aussitôt sur le lit. Me maudissant intérieurement, j'avisai un bouton rouge, pendant à un fil, à ma droite. Je le pressai nerveusement, espérant avoir des renseignements de l'infirmière.

Quand cette dernière entra dans la chambre, je la bombardai de questions. L'air surprise, elle me répondit qu'elle n'avait eu connaissance d'aucun corps qui aurait été retrouvé dans la Seine durant la nuit ; elle ajouta qu'on m'avait amené, une lourde plaie ouverte au niveau de la tempe, aux environs de minuit, et que les urgentistes qui me transportaient lui avaient seulement dit que j'étais tombé à l'eau, et m'étais blessé, d'une façon ou d'une autre, peu avant de les appeler en parlant de façon incohérente d'un suicide, ce qu'ils croyaient être une référence à une infructueuse tentative de ma part.

L'esprit plein de pensées contradictoires et qui se succédaient sans aucune logique, je me rassis sur mon séant, pensif. Pourtant, je n'avais pas pu imaginer cette femme, je l'avais vue ; elle avait essayé de se suicider, très probablement elle y était parvenue, et sous peu, sa disparition, si en effet son corps n'avait pas encore été retrouvée, serait signalée par ses amis, sa famille... Ruminant ces pensées, je retombai finalement dans un sommeil malsain, peuplé de rêves terrifiants où je me voyais tantôt sauter moi-même de ce pont, tantôt cette mystérieuse silhouette féminine, alors que, comme cloué au sol des quais, je ne pouvais esquisser le moindre mouvement, forcé à la regarder, impuissant, se noyer en appelant à l'aide, et finalement couler à pic, sa main encore tendue vers moi, comme le seul qui pouvait la sauver de cet acte qu'elle regrettait déjà, et je voyais dans ses yeux, quoique je ne puisse pas, dans mon songe, distinguer clairement son visage, l'envie de vivre, de VIVRE...




Au soir, les médecins me permirent de regagner mon domicile ; une fois rentré, je tombai dans les affres d'une forte fièvre, qui dura six longs jours, jours durant lesquels je ne pus m'extraire de mes draps. Tantôt des crises de délire me prenaient en leurs tourbillons hallucinatoires, et je voyais devant mes yeux défiler des figures qu'il me semblait avoir connu longtemps, très longtemps auparavant, tantôt je restais simplement prostré pendant des heures, incapable du moindre mouvement, fixant d'un œil hagard le plafond, où virevoltaient quelques mouches attardées, qui me narguaient par leur extrême facilité à se mouvoir en tous sens, et leur apparence d'insouciance gaie.

Le matin du septième jour, je sentis que la fièvre redescendait, et que mes forces me revenaient peu à peu ; les vapeurs qui jusque-là envahissaient mon esprit étaient presque totalement dissipées. Je décidai, après avoir avalé un petit-déjeuner léger, et constaté avec bonheur que le goût des aliments m'était revenu, d'aller faire une courte promenade au-dehors.

J'habite à quelques pas du bois de Vincennes, qui est une sorte de refuge pour tous les amoureux du calme, du XIème au XVème arrondissement. Je me dirigeai donc dans sa direction – il me suffisait de longer l'avenue Deaumesnil dans le quart de sa longueur, et je me retrouverais, passées les grilles, à l'orée des premières frondaisons, luxuriantes en cette fin de mois d'août. Enfiler une veste légère, m'assurer de la présence dans ma poche de mon étui à cigarettes et de mon briquet, puis dévaler quatre à quatre les escaliers, cela fut l'affaire d'une poignée de minutes tout au plus, et je me retrouvai dans la rue.

Il était onze heures peut-être ; les rues étaient animées, mais non surpeuplées, ce qui me soulagea grandement ; je n'étais pas en état de supporter l'oppression d'une foule envahissant les trottoirs. Haut déjà dans le ciel, le soleil jetait généreusement ses rayons sur le quartier, ce qui, à n'en pas douter, entrait pour beaucoup dans la joyeuse humeur quasi-générale que montraient les passants, tout autour de moi. Sous le porche de l'église du St-Esprit, un couple de jeunes amoureux se tenait enlacé, échangeant sur un ton de conspirateurs des mots doux, leurs frais minois illuminés par un même sourire un peu niais ; je souris à leur vue. Une joie calme et profonde me fit relever la tête ; définitivement débarrassé de toute trace de fièvre, je décidai de rallonger le chemin en passant par le viaduc des Arts, où je retrouverais peut-être l'une de mes connaissances, la peintre Valentine Durray, qui avait installé là-haut, depuis presque trois années, son chevalet et ses grandes feuilles à croquis, et pillait incessament, avide, à chaque jour un nouveau détail de cette vue grandiose dont on jouit lorsqu'on se tient au centre du viaduc, regard tourné vers l'ouest.

Valentine était une grande amie ; j'avais même, aux premiers temps de notre amitié, éprouvé pour elle des sentiments plus intimes, ce qui donnait à mon affection une nuance toute particulière de chaleureuse tendresse. Elle m'appréciait également énormément ; lorsque je l'avais rencontrée, lors d'un voyage en Suisse, quelques années auparavant, j'avais été l'un des premiers – et des plus ardents – admirateurs de son style innovant, de son incroyable maîtrise des formes du corps, de sa pensée aérienne, romantique, teintée de surréalisme. Je l'avais incitée à venir à Paris, l'assurant de mon entier soutien dans cette tâche ardue qu'est le fait de percer au sein du monde artistique de la capitale française, et, à vrai dire, elle n'avait jamais eu à s'en repentir. Grâce à son talent, combiné aux efforts que j'avais faits pour lui obtenir, là une critique favorable, là une place dans une exposition, elle avait rapidement réussi à se tailler une place au soleil des artistes – qui est, non la vaine gloire, mais la reconnaissance par leurs pairs. Ce noble cœur n'avait jamais oublié la part que j'avais eu dans son succès, et nos rencontres étaient toujours pleines de charmes, assaisonnées de dialogues éthérés sur notre passion commune, qui consistait principalement à jouir de la beauté sous toutes ses formes, et à la commenter longuement.

J'avais vu juste : elle était là, à son emplacement habituel, traçant d'une main nerveuse et sûre de grands traits de fusain sur sa toile. Cependant, et ce détail attira mon attention, elle était dos à la rambarde, comme si elle avait voulu, par un fait exprès, se priver du panorama, et n'avoir devant elle que le mur de pierre, uniforme, auquel était accolé son chevalet. Curieux, je m'approchai ; elle m'aperçut, me sourit, puis se replongea dans ses furieuses esquisses. En arrivant à sa hauteur, je pus enfin discerner la scène qu'elle crayonnait ; sur-le-champ, pris d'horreur, je fis un pas en arrière.

Ce qu'elle dessinait, c'était cette scène ! Cette même scène dont je me rappelais si bien, cette femme debout sur le parapet, dressée au-dessus des eaux tumultueuses, ces mêmes cheveux voletant autour d'elle, bras tendus vers les cieux comme une Furie vengeresse ! Rien n'y manquait, pas même la pleine lune, enflammant de ses pâles rayons l'écume, conférant à cette figure du désespoir une dignité qui touchait au sublime, pas même le promeneur attardé – moi ! - qui, stupéfait, affolé, regardait depuis les quais, impuissant, cette explosion de douleur insoutenable !

J'étais devenu livide ; mû par un obscur pressentiment, je décidai qu'il ne fallait pas que je parle à mon amie de l'extraordinaire correspondance qui existait entre son tableau et ce qui m'était arrivé une semaine auparavant. En effet, puisque je ne l'avais pas croisée depuis, comment aurait-elle pu savoir ?.. Il y avait là une touche comme surnaturelle qui me poussait à ne rien dire, de peur qu'elle ne me jette ce regard étonné et craintif qu'on accorde à ceux dont on suppose la raison troublée. Après quelques mots échangés, je la quittai, fuyant presque, de toute évidence en proie à un trouble profond, en balbutiant quelques mots à propos d'un rendez-vous pressant ; j'espérais seulement que, absorbée par son travail, elle ne remarquerait pas l'étrangeté, sinon l'absurdité, de ma conduite.

En proie à une terrible oppression, je redescendis, cette fois presque en courant, le viaduc, et, sans réfléchir un instant à ce que je faisais, je repris la direction de chez moi. Je tremblais de peur ; il me semblait que le ciel, tout à l'heure si clair et si lumineux, s'était obscurci, couvert de nuages, et qu'un éclair allait, d'un moment à l'autre, me frapper et me réduire en cendres ; je m'attendais à voir des démons jaillir des facades, me riant au nez, d'un rire moqueur et maléfique. Je ne savais s'il fallait me croire fou, ou supposer là une incroyable coïncidence – non, cela n'était pas !.. cela ne pouvait pas être ! La ressemblance, l'identité même, était trop vraie, trop parfaite, trop inexplicable !..

Ruminant ces sombres pensées tout en marchant d'un pas précipité, j'étais pesque arrivé à la hauteur de mon domicile, quand, tout à coup, j'entendis un cri – le même ! – venant du haut d'un immeuble, à ma gauche. Levant les yeux, j'aperçus distinctement un enfant, debout sur le rebord d'une fenêtre, au dernier étage, qui me regardait – et il sauta dans le vide !

Il vint s'écraser à quelques pas de moi, avec un horrible craquement d'os brisés, dans un affreux jaillissement de sang et de morceaux de chair mêlés d'éclats calcaire. Je regardai tout autour de moi ; de nombreux passants marchaient, paisiblement, et aucun d'eux ne paraissait être le moins du monde troublé, tout au plus un coup d'oeil intrigué en ma direction – il était évident que j'étais le seul à voir cet enfant, et que la seule chose qu'eux voyaient, c'était moi, immobile au milieu du trottoir, les traits déformés par une monstrueuse terreur, sans raison apparente !..

Enjambant le corps inerte de l'enfant, je me mis à courir comme un dératé. La peur la plus intense faisait se mouvoir mes jambes avec une incroyable vélocité ; en quelques dizaines de secondes, j'étais chez moi. Je fermai la porte à double tour, et, avisant une bouteille de vin qui était restée sur la table de la cuisine, je la débouchai, et en bus la moitié d'un seul trait. Après quoi, je m'affalai sur une chaise, vomis, et m'effondrai finalement sur le plancher, dans un état proche de l'inconscience.




Il fallut quelques heures pour que mon esprit sorte de la volontaire prostration dans laquelle il s'était plongé, de la même façon qu'un enfant se recroqueville en position foetale sous les coups, et tente ainsi de nier leur existence. Finalement, lorsque j'émergeai, le soleil se faisait déjà rare, et la nuit approchait. Un calme profond, résolu, m'emplissait ; il me fallait prendre une décision, et mon corps, conscient à sa façon de cela, m'en donnait les moyens. Quoique j'aie pu, je le conçois vous paraître, jusqu'ici, être impressionnable et impulsif, cela n'est point ; je suis, en réalité, quoique d'une grande sensibilité, lucide au plus haut degré, et cette clarté de l'esprit avait enfin repris le contrôle de mes terreurs qui, quand on y réfléchit, sont plus que compréhensibles, étant le résultat d'évènements aussi effrayants qu'inattendus.

Je m'assis dans mon canapé et m'allumai une cigarette. Tout en inspirant profondément l'odorante fumée, je réfléchis au parti que j'avais à prendre face à ma situation. Il était évident que je devenais dément ; cependant, je ne pouvais en aucun cas aller voir un médecin, qui, aussitôt que je lui aurais raconté mon histoire, m'aurait fait enfermer en asile, ou forcé à prendre des quantités de drogues astronomiques qu'il m'aurait présentées comme étant des médicaments, et qui auraient peu à peu dévoré mon cerveau, jusqu'à faire de moi, à vingt-cinq ans que j'avais, un infirme prématuré, hoquetant sur son fauteuil, incapable d'une quelconque activité, l'oeil vide fixant sans le voir le mur sale, un filet de bave coulant à la commissure des lèvres. En parler à qui que ce soit d'autre n'aurait pu qu'avoir un effet similaire ; il ne me restait donc qu'à vivre avec. « Après tout, me dis-je, il n'est pas si gênant que ça de voir de temps à autre une personne se suicider, du moment que vous savez que ce n'est pas réel ; ce sera juste un peu plus effrayant qu'un court extrait de film d'horreur qui se déclencherait de façon aléatoire ». D'ailleurs, ce phénomène pouvait tout aussi bien cesser d'un jour à l'autre, voir ne jamais se reproduire une seconde fois – vain et faux espoir, je m'en aperçus par la suite.
La seule question qui continuait à me perturber – et qui revient sans cesse, jusqu'à aujourd'hui – était celle-ci : « La première fois, était-ce mon imagination, ou cette femme s'était-elle réellement noyée dans la Seine, juste sous mes yeux ? ». J'ai longtemps fouillé chaque journal que j'ai pu trouver étant paru cette semaine ; aucune disparition qui corresponde, rien, pas même l'ombre d'un indice. Pourtant, je doute encore ; comment me résoudre à penser que la terreur si poignante, la compassion si vraie, que j'avais ressentis n'étaient nés que d'une incertaine et spectrale vision ? Comment croire que mon esprit malade et halluciné avait pu, seul, créer la sinsitre et sublime poésie de ces deux bras, ailes d'ange déchu, tendus au-dessus de l'abîme des flots ? Et ce tableau (au sujet duquel je n'ai jamais pu me résoudre à demander la moindre explication à Valentine) ? Faut-il penser que cela aussi n'était que le fruit de mon imagination délirante ?

Des semaines, des mois, se sont écoulés depuis cette soirée ; je vis désormais presque constamment entouré de mourants imaginaires. Peu à peu, je m'y suis accoutumé. Seul mon regard, de temps à autre, par son agitation fixe et affolée, pourrait me trahir. À chaque instant, jaillissant du sol, des murs, chutant du ciel, des fantômes venus de tous lieux, de toutes époques, viennent devant moi se faire sauter la cervelle, s'empoisonner, s'écraser sur le pavé, jeunes et vieux, hommes et femmes. Il n'y a que dans l'intimité de mon appartement que ce continuel spectacle m'est épargné, pour une raison que je n'ai pu élucider ; à l'exception d'un soir, où j'entendis sonner à la porte – et, lorsque j'allai ouvrir, je vis devant moi une jeune fille qui, posant sur moi un regard fixe et dur, s'ouvrit lentement les veines des poignets, et, baisant de ses lèvres les plaies, l'une après l'autre, aspira goulûment le sang qui en coulait à torrents, avant de s'effondrer sur le palier, la peau fraîche de ses joues et l'émail pur de ses dents inondés de pourpre.

Je n'oublierai jamais le spectacle que je vis, lorsque, prenant mon courage à deux mains, je me décidai à sortir enfin de chez moi, le surlendemain de cette soirée, après être resté enfermé, rideaux tirés, pendant quarante-huit heures.

Arrivé au niveau de la rue, je me trouvai face au plus indescriptible chaos qu'il m'ait jamais été donné de concevoir. Vingt hommes et femmes, au moins, étaient postés sur les toits et les balcons ; l'un après l'autre, au fur et à mesure que j'avançais, tentant d'agir comme si de rien n'était, mais ne pouvant empêcher mon regard affolé de parcourir la scène en tous sens, ils sautèrent tous, s'écrasant en tas informes sur le trottoir, la chaussée, l'un d'eux s'empalant même sur un lampadaire. C'était une féerie digne des plus sombres romanciers ; Poe en eût pali d'aise. Des couples s'entre-éventraient au beau milieu de l'avenue ; assis à la table des cafés, invisibles aux yeux des autres consommateurs, de cyniques dandys tout droit sortis du XIXè siècle buvaient de grandes coupes de ciguë et tombaient raides morts sur le pavé, après m'avoir accordé un ultime et très distingué clignement de l'œil en guise de salut funèbre. D'autres, plus âgés, se faisaient éclater la cervelle, l'air digne et fier dans de grandes redingotes noires. Un grand nombre de petits garçons et de petites filles, issus de toutes époques et de toutes les classes sociales, rivalisant de charme et doués au plus haut point de cette vivante fraîcheur qui est ce qu'il y a de plus ravissant dans l'enfance, se jetaient sous les roues des voitures en riant comme si c'eût été là un jeu nouveau, et périssaient, écrasés, par dizaines, jusqu'à ce que la route ressemble au fleuve de sang de l'Apocalypse.

Je suis désormais coutumier de ce genre de visions, et elles n'excitent plus en moi qu'une sorte de légère curiosité quand à l'innovation dont fait quelquefois preuve mon inconscient quand à leurs détails. Mais ce jour là ! Il me fallut faire les plus grands efforts du monde pour ne pas m'enfuir en hurlant de terreur, pour ne pas laisser la folie me serrer à pleins bras et m'emporter dans sa brûlante étreinte ! Je sentais des frémissements nerveux, des tics indomptables, me traverser en tous sens ; je réfléchis fréquemment, durant les deux premières semaines, à mettre moi-même fin à mes jours ; depuis, avec l'aide de l'habitude, et en espaçant au maximum mes sorties au-dehors, j'ai réussi à me défaire de cette idée.

Dernièrement, je dus assister à l'enterrement d'une de mes tantes éloignées. Après que le prêtre eût fait son office, il nous fallut, tour à tour, passer devant la bière ouverte, pour saluer la défunte avant qu'elle n'entame son long voyage vers l'Inconnu. Lorsque ce fut à moi, je ne pus réprimer un sourire amusé, en voyant l'aspect si paisible, si peu impressionnant, de ce cadavre pâle et tout ridé, par rapport à ceux que je voyais chaque jour. Cela m'attira des regards chargés de reproches, voir ouvertement furibonds, de la part de ses enfants, mes cousins et cousines. Mais je leur pardonne ; ils ne savent pas, eux, que, quoiqu'encore résident de ce monde-ci, je vis d'ores et déjà dans le sein du royaume de la Mort !

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