jeudi 9 janvier 2014

Sonja (achevé et revu)


Sonja




Tout cela se passa très rapidement, à vrai dire, et je n'en ai plus que des souvenirs confus, incomplets et discontinus – n'avez-vous jamais eu ces mémoires imparfaites d'un événement qui, pourtant, comptait beaucoup ?

J'étais, ce jour-là, assis dans un arrêt de bus, attendant pour rentrer chez moi. Je réfléchissais, à quoi, je ne sais plus, mais je me souviens bien que je regardais, au loin, un vol de corneilles, qui criaient en tournant autour de trois arbres dénudés – nous étions déjà à la fin de l'automne, et il faisait froid, quoique ce soit aisément supportable.

Elle vint s'asseoir à côté de moi. Perdue dans ma contemplation, je ne l'avais pas vu approcher, et j'esquissai un mouvement de surprise. Sans doute crut-elle que j'allais me lever pour lui laisser la place, car elle se recula en s'excusant. Je souris – les gens craintifs m'ont toujours attiré ; de façon général, ce sont, tout comme moi, des sensibles, et je me sens plus à l'aise en leur compagnie qu'en celle de ces gens qui s'imposent partout, sans-gêne, jacassent continuellement, et vous irritent par leur perpétuel bavardage sans but. Elle me rendit mon sourire, timidement – et je profitai de cet adoucissement de nos relations pour la regarder.

L'air pauvre, mais cependant fort digne dans ses vêtements bons marché, et qui semblaient avoir vécu, elle serrait nerveusement sur ses genoux un petit sac de cuir brun, abîmé par endroits ; son visage était plutôt joli, quoiqu'un peu maladif, ses mains, posées sur le sac, étaient longues et fines, très nerveuses, et presque sans ongles, rongés qu'ils l'étaient. Elle avait de très beaux yeux, très profonds, vert foncés, avec un petit cercle orangé au centre, comme un soleil miniature. Soudain – elle s'était sans doute aperçue que je la regardais –, elle fixa son regard sur le mien, et je détournai la tête, rougissant d'avoir été ainsi surpris.

Ce fut à ce moment qu'elle commença à parler. Rien d'extraordinaire, au début du moins ; des considérations banales, plates presque, sur le temps, les gens, la ville dans laquelle elle disait revenir pour la première fois depuis plusieurs années – je répondais brièvement, par ces acceptations indécises qu'on jette en pâture dans ces échanges usuels jusqu'à en être ennuyeux. Et puis, tout à coup, elle me demanda pourquoi je vivais seul.

J'eus grand-peine à ne pas laisser éclater ma surprise, mon indignation presque ; je lui demandai, effaré au fond de moi-même, mais en tâchant de le laisser paraître le moins possible, ce qui l'amenait à faire pareille supposition ; à quoi elle ne me répondit que par un sourire mystérieux, teinté d'une sorte de mélancolique tristesse, très douce, très compréhensive.

Ma curiosité avait été éveillée ; je me mis à parler, moi aussi – je ne pouvais pas laisser partir comme cela une femme qui semblait avoir si aisément lu en moi, il fallait que j'en sache plus. Je racontai que oui, en effet, je vivais seul, et que c'était parce que, jusqu'ici, je n'avais jamais réussi à supporter l'idée que quelqu'un partagerait chaque soir mon lit, serait toujours là, autour de moi, hanterait ma maison, m'exproprierait en quelque sorte, et, surtout, me défendrait ces longs moments de solitude que j'appréciais tant ; en fait, je m'en rends compte maintenant, je lui exposai tout cela avec beaucoup de franchise, bien qu'elle soit, de fait, une totale étrangère.

Elle me rétorqua que tout cela pouvait être accepté sans aucun problème, et que ces inconvénients disparaissaient d'eux-mêmes, dès lors qu'on aimait. Poussé par une sorte d'impulsion, je la regardai droit dans les yeux, et lui dis que je ne savais pas ce que c'était que cela, et que je ne croyais pas que cela existe en dehors d'un mythe créé par les hommes, pour s'affranchir de leurs vies mornes et de leurs servitudes. À nouveau, elle sourit, cette fois-ci presque avec condescendance, mais de la même façon très douce, comme sourient ceux qui ont beaucoup souffert, et je ne me sentis pas le courage d'argumenter. Je baissai les yeux, et je regardai ses belles jambes, très fines, dans des collants noirs, parsemés de petits trous, où affleurait une peau blanche, très fine, légèrement teintée par le bleu des veines qui y affleuraient, et je sentis en moi une vague émotion - c'était vraiment une très belle chose que cette peau...
Un autocar arriva – était-ce le 19 ? Ou le 17, je ne sais plus... ; elle se leva, rectifiant machinalement les plis de sa jupe, et, se tournant vers moi, me sourit, puis : Au revoir, dit d'une voix où je voulus entendre quelque chose comme une promesse, glissée entre ces mots si simples, dans un certain ton que je crus discerner, dans ces yeux rieurs et tristes à la fois. Elle s'éloigna, et de toute la soirée, je ne pus me débarrasser de l'image de son sourire, ni de l'écho de ses paroles énigmatiques ; dès le lendemain, cependant, je cessai d'y penser, sinon par à-coups, lorsque je n'avais rien à faire, ou quand je repassais, par hasard (mais plus souvent, étrangement, qu'à l'habitude) devant ce même arrêt de bus.


***


Pendant deux semaines, je ne la revis pas, et, ce jour-là, je l'avais presque totalement oubliée ; je me promenais dans un petit parc, non loin de la gare – il était un peu plus de trois heures de l'après-midi, me semble-t-il. C'est un très joli parc, un ancien jardin botanique, comme il y en dans toutes les grandes villes. J'aimais beaucoup à y marcher, en réfléchissant à tel ou tel ouvrage que j'avais lu durant la matinée, ou encore en ruminant des pensées profondes et graves, comme si j'avais d'ores et déjà été un vieillard, courbé sous le poids des ans. Le parfum doux des quelques fleurs qui subsistaient sur les massifs épars, le silence seulement troublé de temps à autre par les trilles des rares oiseaux qui n'avaient pas migré, et les tons chatoyants des arbres qui, dans le micro-climat très doux qui régnait ici, n'avaient pas encore perdu leurs feuilles, m'apaisaient grandement, et me permettaient d'oublier les soucis qui étaient miens. Car, de fait, à cette époque, je me sentais mal à l'aise : mes études, quoiqu'elles soient toujours un succès, ne me passionnaient plus autant que lorsque je m'y étais engagé, et je me sentais, de façon générale, très las de cette vie morne et triste. Mais à ce moment, j'étais, me semblait-il, très loin de toutes ces choses, et je contemplais, rêveur, les cimes des hauts sapins qui oscillaient – de temps à autre, une pomme de pin tombait au sol, avec un petit bruit sec.

Et puis, au détour d'une allée, je relevai la tête, et je la vis, debout, la main appuyée sur le tronc ancien d'un chêne ; elle me regardait, avec ce même sourire énigmatique, et dans ses yeux semblaient s'agiter de nombreuses et lourdes pensées. Aussitôt, sans que je ne puisse m'expliquer pourquoi – après tout, qu'il y avait-il d'extraordinaire dans le fait de la croiser ici ? - je rougis, et mon cœur s'emballa très vite ; mes pensées étaient comme frappées de confusion, et une fois arrivé près d'elle, je mis plusieurs secondes (qui me semblèrent des éternités, et le sang affluait de plus en plus à mon visage) à pouvoir articuler « Bonjour » tout en souriant, à ce qu'il me paraissait, de la façon la plus stupide imaginable. Je restai là, bras ballants, tentant sans succès de me donner une contenance quelconque, mais je ne réussis qu'à prononcer (et aussitôt je me maudis intérieurement de toutes mes forces, et mes joues virèrent à l'écarlate le plus marqué) ces quelques mots ridicules : « Vous êtes charmante ».

Dépeindre l'état de gêne extrême dans lequel je me trouvais à ce moment serait impossible ; j'avais la sensation que je ne me contrôlais absolument pas, et que cela n'allait que s'empirant sous le feu de ses prunelles rieuses. Je songeais déjà à m'enfuir à toutes jambes hors du parc, puis à ne plus jamais sortir qu'avec de grandes lunettes noires et un haut cache-col, de façon à ce que, si jamais je la recroisais, elle ne puisse pas me reconnaître, et je n'avais pas encore eu le temps de prendre conscience de toute l’extravagance de ce projet quand, après m'avoir, pendant tout ce temps, considéré d'un air curieux, où se lisait un grand amusement, elle vint vers moi en me tendant la main, et me répondit « Bonjour » puis « Merci, vous êtes trop aimable » de la façon, réellement, la plus affable et la plus charmante que l'on puisse concevoir.

Je fus quelques secondes sans pouvoir esquisser un geste, réellement trop stupéfait, avant d'arriver enfin à comprendre ce que je devais faire ; je lui serrai la main en tentant de reprendre un air digne – sans doute n'y arrivai-je que partiellement, car son regard ne se départit pas de cette lueur amusée et bienveillante à la fois, comme lorsque vous regardez les airs embarrassés d'un petit garçon, alors qu'il tente de se donner une mine sérieuse ; et si vous vous empêchez, pour ne pas le blesser dans son amour-propre, de rire ouvertement, vos yeux expriment malgré vous tout le comique que vous trouvez dans cette scène.

Sans transition, elle se mit, tout en marchant lentement (et je lui emboîtai le pas sans même m'en rendre compte), à reprendre la discussion que nous avions eue à notre première rencontre, tout comme si nous nous retrouvions de la veille ; elle parla – et l'indéniable culture dont elle faisait preuve acheva de me déconcerter tout à fait – du sentiment amoureux en littérature, de son évolution au fil des civilisations, et d'encore bien d'autres choses dans ce même ton. Pendant les premiers temps, je ne pus guère qu'approuver d'un hochement de tête muet toutes les quinze à vingt secondes ; puis, à mesure que je reprenais possession de mes facultés, me sentant à l'aise dans un sujet qui m'avait beaucoup intéressé durant ma première année d'études, et que, grâce à cela, je pouvais me targuer de connaître de près, je rentrai dans la discussion de façon active, et développai mes objections ; nous parlâmes longtemps, et nous étions encore là, à débattre, quand je vis, derrière les franges orangées des feuilles, scintiller les feux pourpres du soleil couchant.

Saisi d'une subite impulsion, je posai la main sur le bras de ma compagne ; celle-ci, interloquée, me jeta un regard surpris, auquel je répondis en lui désignant du geste le tableau somptueux qui se découpait à l'horizon.

C'était, réellement, un spectacle admirable. L'astre du jour s'enfonçait lentement derrière la ligne irrégulière des collines qui se dressaient à l'ouest de la ville, et ses derniers rayons, comme s'ils redoublaient d'énergie, emplissaient le ciel alentour d'une grande auréole couleur de sang ; les nuages plus éloignés déclinaient toutes les teintes du rouge, jusqu'au rose pâle. Un doigt fantastique, jouant avec des couleurs dont l'éclat est inconnu aux palettes des peintres, semblait avoir ici et là, suivant une organisation fantaisiste, étalé de fastueux lavis écarlates et mauves, en grandes traînées, sur la toile azurée ; les toits des maisons et les cimes des forêts, en accrochant la lumière, paraissaient être dévorés par d'immenses brasiers. Nous demeurâmes là, sans mot dire, jusqu'à ce que, une fois les derniers éclats disparus, la nuit s'installe peu à peu – et la lune se levait, plus vive à chaque instant, et des étoiles, rares encore, naissaient dans le firmament, comme semées là, à la volée, par quelque main prodigue.

Instant intense s'il en est ; une contemplation partagée et la lente montée mystique dans deux cœurs battant à l'unisson d'un sentiment d'éternité devant les plus immortelles des grâces que dispense la nature. Face à cet éclat pâlissent, soudain devenues superficielles et fugaces, les plus voluptueuses amours et les étreintes les plus passionnées.

Mais, à cet instant, si les fibres les plus profondes de mon être tendaient à l'amour, mon esprit, emporté dans des mondes trop éthérés, volait bien loin au-dessus de ces choses. D'ailleurs, naïf encore, je croyais alors qu'aimer n'était qu'une fallacieuse sublimation d'instincts animaux, et je le rejetais comme tel, n'ayant pas poussé ma réflexion jusqu'à l'étape suivante, à savoir « et quand bien même ?.. ».

Nous parlâmes encore, en nous dirigeant vers la sortie du parc, de choses et d'autres, et, en la quittant, trop orgueilleux, me voulant trop désintéressé pour demander à la revoir, je me contentai, refoulant la souffrance que cela me causait, de la saluer presque froidement, et de m'en aller sans jeter un regard en arrière. J'eus tout de même le temps d'apercevoir, dans un imperceptible frémissement de ses lèvres, qu'elle s'apprêtait, peut-être, à me faire cette même demande ; mais elle se retint, et dans ses yeux doux passa un reflet mélancolique et triste.

Je ne réussis pas à trouver le sommeil, cette nuit-là ; rongé que je l'étais par un regret poignant, j'en venais à haïr ce que j'avais longtemps pris pour une force, à savoir cette capacité de refouler mes impulsions et d'agir, dès lors qu'il s'agissait d'une femme envers laquelle je me sentais un tant soi peu d'attirance, comme si j'avais été le pire des mufles. Je me fis mille promesses de ne pas renouveler, si je la revoyais jamais (et l'idée que je pouvais ne plus la revoir me fit tout à coup tressaillir de douleur), cette conduite qui ne pouvait que me conduire de remords en remords – quoique sachant bien que j'étais incapable de tenir cette résolution. Finalement, à l'aube, je réussis à m'assoupir, en traçant du doigt, dans un semi-sommeil, les lettres de son prénom sur le bois de ma table de chevet : Sonja. Juste avant de sombrer dans l'inconscience, j'eus, vive et fugace, une pensée étrange : quoique je fusse certain que tel était son nom, je ne me souvenais pas qu'elle me l'eût donné à aucun moment... Cette pensée, cependant, disparut aussitôt, et je m'endormis.


***


Huit jours plus tard, alors que je marchais en ville, sans but précis, les yeux mi-clos, écoutant, autour de moi, le bruit des nombreux pieds qui froissent le pavé – talons hauts au son cristallin, claquements secs et rapides des souliers vernis, bottes à la lourde résonance, léger bruissements des ballerines... – je me retrouvai, sans comprendre comment, devant la grille de ce parc. Je décidai d'y entrer, sans vouloir m'avouer que j'avais l'espoir d'y recueillir, peut-être, quelques fragrances de son parfum, quelques vagues échos de sa voix, résonnant entre les arbres brutalement dénudés (un froid rigoureux était descendu sur la ville pendant la semaine passée), ou encore quelques reflets de son harmonieuse silhouette, ombres glissant sur le tapis épais des feuilles mortes.

Je passai par la serre qui se dressait au centre, où, anachroniques, solitaires et comme tristes d'être enfermées sous ces vitres brunies de moisissure, se fanaient ci et là des orchidées, deux cactus et quelques touffes de roses du désert. Machinalement, je cueillis l'une de ces dernières, et, la faisant tournoyer entre mes doigts, les mains croisées derrière le dos, je me dirigeai vers le fond du parc.

Et, tout à coup, elle était là, en l'espace d'un clignement d'yeux, comme apparue sur ce banc, au détour du sentier. À vrai dire, elle semblait m'attendre – c'est la remarque que je me fis, intérieurement, avant de me rendre compte que j'avais un problème bien plus important. En effet, elle venait de lever les yeux, et un sourire avait illuminé son visage en m'apercevant ; elle se levait déjà pour me saluer, et j'eus l'idée – stupide, à vrai dire – que si je sortais de derrière mon dos ma main qui tenait une fleur, elle pourrait interpréter cela de façon erronée. Pourtant, je ne savais qu'en faire ; j'étais sûr qu'à cette distance, si je tentais de la jeter discrètement de côté, elle me verrait, et, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, je sentais qu'il ne le fallait pas.

J'essayai donc un compromis, en lui tendant la main droite, et en gardant la gauche, avec la fleur, dans mon dos. J'eus à peine le temps de m'interroger sur l'éclat mutin qui étincelait dans ses yeux, que, déjà, elle passait derrière moi en un mouvement vif et, ôtant de ma main la rose des sables, la glissait dans ses cheveux – qu'elle portait longs, lâchés sur les épaules, et oscillant du châtain au blond vénitien, en passant par le brun, teintes qui m'évoquaient vaguement quelque chose comme une féerie automnale. J'étais stupéfait, et mon visage devait éloquemment exprimer cette stupéfaction car, s'étant replacée face à moi, elle éclata de rire – mais un rire léger, devant lequel il était impossible de s'offusquer, un rire qui tenait à la fois du chant de la mésange et du bruissement lointain des eaux d'un torrent. Je ne pus que rire à mon tour, et, la glace ainsi rompue, nous engageâmes une passionnante conversation, à nouveau.


***


Peu à peu, de rencontre en rencontre, des liens riches et complexes se tissèrent entre Sonja et moi. Nous passions des heures à rêver à deux, perdus dans des hauteurs où notre intimité était telle que nul autre humain jamais n'eût pu espérer se joindre à nous ; elle m'offrait continuellement la douce joie de me comprendre à demi-mot, et sa prescience était quelquefois telle qu'il me semblait qu'elle lisait en mon esprit. J'avais fini par rejeter toute affectation, et lorsqu'un jour elle me demanda, avec dans ses beaux yeux une lueur envoûtante et profonde – comme ces étoiles qui pavent la Nuit - « si je croyais désormais à l'amour », je l'embrassai, pour la première fois. Des visions de bonheurs futurs fusaient dans mon esprit alors que se mêlaient nos lèvres – je ne doutais plus, pénétré jusques aux tréfonds de l'âme d'une certitude absolue, indéniable quoiqu'inexplicable.

Nous restâmes ensemble, ce soir-là, et, les grilles du parc fermées, entourés seulement des chants des rossignols, ces princes des nuits, face à face, nous buvions avidement à cette coupe des premiers instants, libres – dans les nuits la liberté, loin des hommes, l'âme enfin, si confinée, pendant les jours, sous les feux mats et durs de cette scène continuelle qu'est la vie, par d'invisibles et douloureuses conventions, par ces habitudes triviales et ces regards sans cesse critiques, haineux et jaloux, l'âme enfin étend ses ailes, et l'être se déploie, pur et vrai !

Nos doigts ne se décroisèrent, à regrets, qu'alors que l'aurore montait doucement, et qu'un murmure indistinct et confus, au loin, nous avertissait que les hommes s'étaient réveillés, et qu'il nous fallait, pour retrouver encore un peu de temps, en mémoire, ces heures charmantes, retourner tous deux dans nos solitudes respectives où, en silence, nous pourrions goûter la longue et douce attente des retrouvailles.

Ensemble, nous nous dirigeâmes vers la sortie, calmes et joyeux, sans un mot – qui aurait été de trop, tant il est vrai qu'il est des sensations qui dépassent la parole même !

Plongé dans un océan de pensées nouvelles, de mondes jamais aperçus qui tout à coup s'ouvraient à moi, comme éclot la fleur quand se lève le premier soleil du printemps, je promenais mes yeux autour de moi, sans rien y voir, intérieurement ébloui. Encore sous le coup de cette joie inattendue, venue si rapidement – quelques semaines à peine s'étaient écoulées depuis notre première rencontre, alors que, chargé de ternes visions, je n'apercevais à l'horizon que des futurs tristes, où, esseulé, je porterais de par le monde ma mélancolie, fardeau plus pesant d'année en année, jusqu'à une mort qui ne serait qu'un repos, après une agonie où je ne pourrais que pleurer sur ce que nul, parmi les hommes, n'avait pu me comprendre. Et là, tout à coup, c'était un avenir nouveau, étincelant, qui se dévoilait ! C'est à peine si je réussis à retrouver le chemin de mon appartement, dans cette inexprimable confusion où était plongée mon âme.


***


Nous nous étions convenus de nous retrouver, le surlendemain, dans ce même endroit, le berceau où étaient nées nos amours. Deux jours passés à attendre, à me remémorer, instant par instant, image par image, les moments que j'avais passés avec elle ; pour celui qui aime, en effet, le monde extérieur existe à peine : il en crée un autre, fait de souvenirs et de rêves – deux amoureux, c'est un couple de dieux, vivant dans leur imaginaire Olympe, et si tout à coup, d'une façon ou d'une autre, le destin vient à les frapper, la chute est bien dure d'une telle hauteur.

En passant les grilles, et étant entré sous les frondaisons dénudées (ici même, peu à peu, l'hiver s'annonçait), je me promenai dans les allées, le cœur battant d'espoir et de peur à la fois, chargé de puériles craintes – et si elle ne venait finalement pas ? Rien de plus incertain qu'un amant, et ne sont confiants que les êtres trop orgueilleux, trop imbus d'eux-mêmes pour pouvoir aimer l'autre, et ne pouvant qu'apprécier d'être aimés, par une sorte de passe consistant à user de ce sentiment pour renforcer leur amour-propre.

Finalement, alors que j'attendais depuis près d'une heure, je croisai le gardien du parc, un vieil homme plein de bonhomie, sans cesse plongé dans la contemplation de 'ses' fleurs, qu'il soignait avec une attention de père, de 'ses' arbres, qu'il taillait minutieusement, auxquels il parlait même, les caressant de la voix, comme s'ils pouvaient le comprendre – qui sait, d'ailleurs ? Il paraîtrait que certaines plantes, soumises à l'influence de musiques douces et harmonieuses, ont une croissance plus rapide, ou même résistent mieux aux maladies qui pourraient les affecter. Et, sans aucun doute, les paroles chargées de tendresse de cet aimable vieillard égalaient bien, en termes d'influence positives, une savante mélodie.

Je lui demandai s'il avait aperçu, par hasard, une jeune femme (ici, je lui fis une description, sans doute excessivement élogieuse, de ma compagne), tentant de poser la question d'une façon banale, par une sorte de pudeur instinctive dans ce qui touche à mes émotions – j'ai toujours pensé que l’extériorisation, l'étalage pour ainsi dire de la moindre douleur, de la moindre joie, à la face du monde était non seulement déplacée, mais indiquait également une grande inconstance de tempérament, voir peut-être des sentiments en réalité surfaits, et sans réelle profondeur ; les grandes sensations se vivent dans les recoins du cœur, cachées, et nous en sommes jaloux, refusant absolument de les partager même avec nos amis, à plus grande raison avec le premier venu.

Ma question parut le surprendre. Relevant ses sourcils, étonné, il me répondit que non seulement il n'avait vu personne passer la porte aujourd'hui, mais même qu'il m'avait toujours vu seul dans ce parc, et qu'il n'avait jamais aperçu, de près ou de loin, la jeune fille dont je lui parlais.

Je le pressai de questions, ne pouvant pas croire qu'il ne l'avait jamais vue, alors qu'il me semblait, moi-même, l'avoir croisé plusieurs fois en compagnie de Sonja, alors qu'il était là chaque jour ! Il ne pouvait pas ne pas l'avoir ne serait-ce qu'entraperçue, au moins une fois ! J'en devenais presque agressif, et le pauvre homme, effrayé de mes gesticulations furieuses et de mes cris, semblait désolé de n'avoir que cela à me répondre. Naturellement, il me demanda si je n'avais pas son numéro de téléphone, ou son adresse ; mais tout s'était fait si rapidement, j'étais si loin de ces considérations, que jamais je ne les lui avais demandés, et elle non plus. Soudainement, une idée – oh, une idée affreuse ! incroyable ! - se fit jour dans mon esprit troublé. Aussitôt, je m'enfuis, laissant planté là le pauvre gardien, tout éberlué de me voir me comporter de la sorte, moi qu'il avait toujours connu calme et rêveur, apparemment incapable de pareilles folies.


***


Rentré chez moi, je m'assis à mon bureau, et la tête entre les mains, je réfléchis, des heures durant : cela expliquait pourquoi je connaissais son nom sans qu'elle ne me l'ait jamais dit, cela expliquait cette parfaite, cette trop parfaite entente entre nous, le fait qu'elle ait si souvent paru deviner mes pensées ! Oui, j'en venais à douter qu'elle ait jamais existé ; d'ailleurs, aussi incroyable qu'elle puisse apparaître, cette idée n'était pas impossible. Plus d'une fois, j'avais entendu ma mère me parler de mon oncle, sujet de son vivant à des hallucinations de ce genre, et mort d'un accident de voiture, sur une route de montagne, alors qu'il était au téléphone avec elle – il s'était tout à coup écrié qu'il voyait un homme, debout sur la route, devant lui, et avait donné un brusque coup de volant, qui l'avait jeté dans un ravin. Les enquêteurs, au vu de l'extrême isolement du lieu, et de l'absence de toute habitation aux alentours, tenant compte des antécédents psychiatriques de mon oncle, avaient conclu qu'il avait imaginé cet 'homme', certainement à juste titre.

Or ce genre d'affections peut être héréditaire, et même si, pendant ma jeunesse, des examens psychologiques, que ma mère avait demandés, inquiète, n'avaient mis en évidence aucun trouble, n'était-il pas imaginable que cela se soit déclenché plus tardivement ? Ma vie, si solitaire, si totalement dépourvue de tout lien social (mon père était décédé, sept ans auparavant, d'un cancer, et ma mère l'avait suivi dans la tombe, quatre ans après, ce qui m'avait laissé à peu près seul au monde, puisque je n'avais jamais connu que de très loin le reste de ma famille), avait sans doute contribué à cela. Peu à peu, cela prit la forme d'une évidence pour moi ; il n'y avait pas d'autre explication, et si des espoirs jetaient encore leurs vagues flèches de lumière quelque part dans mon esprit chargé de désespoir, tout en moi me disait qu'ils n'étaient, ne pouvaient être que mensonges ; ma tristesse n'en devint que plus grande. Que faire, en effet, lorsqu'il vous apparaît, de façon si frappante, que toute amitié, tout amour, vous sont interdits dans le monde des hommes, et que cela va jusqu'au point où votre inconscient s'est vu contraint de créer de toutes pièces une femme qu'il vous serait possible d'aimer ?

Un froid glacial, malgré l'agréable chaleur qui régnait dans la pièce, me fit frissonner – un souffle d'outre-tombe, qui me guidait vers la seule issue à ma situation. Je savais ce qu'il me restait à faire ; j'étais trop fier, trop poète pour qu'il me soit possible d'entrevoir une autre éventualité ; je n'en voulais pas, d'ailleurs, et j'entrevoyais dans cette action quelque chose du prestige sublime, de l'immortelle grandeur qu'enfant, j'enviais tant aux grands hommes de l'Histoire, aux personnages des romanciers que je dévorais sans cesse.

Calmement, trouvant une assurance nouvelle dans la beauté de mon choix – se sacrifier pour une illusion, et ce sans que personne ne le sache jamais ! Ce rêve de tout artiste, j'allais, moi, le réaliser, dans sa forme la plus pure, la plus idéale.


***


L'Est Républicain, jeudi 17 décembre, p.28

Hier soir,
vers 19h, un jeune homme de 21 ans s'est empoisonné dans son appartement. Sa logeuse, venue faire le ménage ce matin, l'a découvert, et a immédiatement alerté la police. Tout indique que le défunt vivait dans une grande solitude. À cette heure, on ne lui a découvert aucune famille, malgré les investigations des services officiels. Il a n'a laissé qu'une courte lettre d'explications, que nous reproduisons ici, à l'attention d'éventuels proches :

« Pourquoi me tuer, si jeune ? Une douleur, la plus affreuse de celles qui soient ici-bas, m'a étreint l'âme ; la femme que j'aimais ne m'a pas abandonné ; elle n'existait pas, vague évocation de mon imagination. C'est un rêve que j'ai vécu, et le réveil en est par trop dur, trop inacceptable, et je veux retourner au sommeil, au grand repos, en espérant qu'il soit, peut-être, dans la mort, la possibilité de donner vie à ses songes, et, parmi eux, de s'avancer vers l'éternité. »


***


Reposant le journal sur ses genoux, Sonja leva le visage. Des larmes, pareilles à des gouttes de rosée, roulaient doucement sur ses joues pâles.




Jérôme, 09 janvier 2014

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