mercredi 1 janvier 2014

Sonja, 2


Pendant deux semaines, je ne la revis pas, et, ce jour-là, je l'avais presque totalement oubliée ; je me promenais dans un petit parc, non loin de la gare – il était un peu plus de trois heures de l'après-midi, me semble-t-il. C'est un très joli parc, un ancien jardin botanique, comme il y en dans toutes les grandes villes. J'aimais beaucoup à y marcher, en réfléchissant à tel ou tel ouvrage que j'avais lu durant la matinée, ou encore en ruminant des pensées profondes et graves, comme si j'avais d'ores et déjà été un vieillard, courbé sous le poids des ans. Le parfum doux des quelques fleurs qui subsistaient sur les massifs épars, le silence seulement troublé de temps à autre par les trilles des rares oiseaux qui n'avaient pas migré, et les tons chatoyants des arbres qui, dans le micro-climat très doux qui régnait ici, n'avaient pas encore perdu leurs feuilles, m'apaisaient grandement, et me permettaient d'oublier les soucis qui étaient miens. Car, de fait, à cette époque, je me sentais mal à l'aise : mes études, quoiqu'elles soient toujours un succès, ne me passionnaient plus autant que lorsque je m'y étais engagé, et je me sentais, de façon générale, très las de cette vie morne et triste. Mais à ce moment, j'étais, me semblait-il, très loin de toutes ces choses, et je contemplais, rêveur, les cimes des hauts sapins qui oscillaient – de temps à autre, une pomme de pin tombait au sol, avec un petit bruit sec.

Et puis, au détour d'une allée, je relevai la tête, et je la vis, debout, la main appuyée sur le tronc ancien d'un chêne ; elle me regardait, avec ce même sourire énigmatique, et dans ses yeux semblaient s'agiter de nombreuses et lourdes pensées. Aussitôt, sans que je ne puisse m'expliquer pourquoi – après tout, qu'il y avait-il d'extraordinaire dans le fait de la croiser ici ? - je rougis, et mon cœur s'emballa très vite ; mes pensées étaient comme frappées de confusion, et une fois arrivé près d'elle, je mis plusieurs secondes (qui me semblèrent des éternités, et le sang affluait de plus en plus à mon visage) à pouvoir articuler « Bonjour » tout en souriant, à ce qu'il me paraissait, de la façon la plus stupide imaginable. Je restai là, bras ballants, tentant sans succès de me donner une contenance quelconque, mais je ne réussis qu'à prononcer (et aussitôt je me maudis intérieurement de toutes mes forces, et mes joues virèrent à l'écarlate le plus marqué) ces quelques mots ridicules : « Vous êtes charmante ».

Dépeindre l'état de gêne extrême dans lequel je me trouvais à ce moment serait impossible ; j'avais la sensation que je ne me contrôlais absolument pas, et que cela n'allait que s'empirant sous le feu de ses prunelles rieuses. Je songeais déjà à m'enfuir à toutes jambes hors du parc, puis à ne plus jamais sortir qu'avec de grandes lunettes noires et un haut cache-col, de façon à ce que, si jamais je la recroisais, elle ne puisse pas me reconnaître, et je n'avais pas encore eu le temps de prendre conscience de toute l’extravagance de ce projet quand, après m'avoir, pendant tout ce temps, considéré d'un air curieux, où se lisait un grand amusement, elle vint vers moi en me tendant la main, et me répondit « Bonjour » puis « Merci, vous êtes trop aimable » de la façon, réellement, la plus affable et la plus charmante que l'on puisse concevoir.

Je fus quelques secondes sans pouvoir esquisser un geste, réellement trop stupéfait, avant d'arriver enfin à comprendre ce que je devais faire ; je lui serrai la main en tentant de reprendre un air digne – sans doute n'y arrivai-je que partiellement, car son regard ne se départit pas de cette lueur amusée et bienveillante à la fois, comme lorsque vous regardez les airs embarrassés d'un petit garçon, alors qu'il tente de se donner une mine sérieuse ; et si vous vous empêchez, pour ne pas le blesser dans son amour-propre, de rire ouvertement, vos yeux expriment malgré vous tout le comique que vous trouvez dans cette scène.

Sans transition, elle se mit, tout en marchant lentement (et je lui emboîtai le pas sans même m'en rendre compte), à reprendre la discussion que nous avions eue à notre première rencontre, tout comme si nous nous retrouvions de la veille ; elle parla – et l'indéniable culture dont elle faisait preuve acheva de me déconcerter tout à fait – du sentiment amoureux en littérature, de son évolution au fil des civilisations, et d'encore bien d'autres choses dans ce même ton. Pendant les premiers temps, je ne pus guère qu'approuver d'un hochement de tête muet toutes les quinze à vingt secondes ; puis, à mesure que je reprenais possession de mes facultés, me sentant à l'aise dans un sujet qui m'avait beaucoup intéressé durant ma première année d'études, et que, grâce à cela, je pouvais me targuer de connaître de près, je rentrai dans la discussion de façon active, et développai mes objections ; nous parlâmes longtemps, et nous étions encore là, à débattre, quand je vis, derrière les franges orangées des feuilles, scintiller les feux pourpres du soleil couchant.

Saisi d'une subite impulsion, je posai la main sur le bras de ma compagne ; celle-ci, interloquée, me jeta un regard surpris, auquel je répondis en lui désignant du geste le tableau somptueux qui se découpait à l'horizon.

C'était, réellement, un spectacle admirable. L'astre du jour s'enfonçait lentement derrière la ligne irrégulière des collines qui se dressaient à l'ouest de la ville, et ses derniers rayons, comme s'ils redoublaient d'énergie, emplissaient le ciel alentour d'une grande auréole couleur de sang ; les nuages plus éloignés déclinaient toutes les teintes du rouge, jusqu'au rose pâle. Un doigt fantastique, jouant avec des couleurs dont l'éclat est inconnu aux palettes des peintres, semblait avoir ici et là, suivant une organisation fantaisiste, étalé de fastueux lavis écarlates et mauves, en grandes traînées, sur la toile azurée ; les toits des maisons et les cimes des forêts, en accrochant la lumière, paraissaient être dévorés par d'immenses brasiers. Nous demeurâmes là, sans mot dire, jusqu'à ce que, une fois les derniers éclats disparus, la nuit s'installe peu à peu – et la lune se détachait, plus vive à chaque instant, et des étoiles, rares encore, naissaient dans le firmament, comme semées là, à la volée, par quelque main prodigue.

(À suivre) 

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