jeudi 9 janvier 2014

Eurêka, I



Mikhail Daseltof était né dans les profondeurs glacées de la Russie, dans la petite ville de Tromsk. D'ailleurs, le lieu de sa naissance n'avait que peu d'importance ; qu'elle ait débuté dans des royaumes mystérieux, dans des contrées féeriques, ou dans les cités immenses et surpeuplées, dans ces œucumènes devenus des autels du Progrès, sa destinée eût été la même. Il était de ces êtres qui portent, sous le front, invisible mais pressentie, une marque distinctive devant laquelle les circonstances et les hommes fléchissent.

Toute son enfance durant, il avait été vu comme un enfant introverti, insensible presque. Peu sociable, rêveur, il ne laissait guère prise aux émotions, ou plutôt n'y paraissait jamais. Lui adressait-on la parole, il répondait, toujours vaguement, en fixant du regard, derrière vous, un quelque chose imprécis, vers quoi toutes ses forces semblaient tendre ; malgré qu'il fut sage et travailleur, intelligent, doué même, ses parents, au fond de leurs cœurs, ne parvenaient pas à l'aimer, à cause de cela même – il est de ces regards qui, lorsqu'on les aperçoit, nous font frissonner, sans que nous ne voulions l'avouer ou ne puissions l'expliquer. Doté, en réalité, sous cette affectation de marbre, d'une sensiblerie extrêmement profonde, et son silence n'étant que la seule réaction possible devant un monde dont il voyait, sans le comprendre, l'effroyable illogisme, il sentait cela, malgré leurs factices bienveillances.

Le lendemain de ses onze ans, alors qu'il marchait, pensif, dans le jardin qui s'étendait à l'arrière de sa maison, laissant dans la neige de petites empreintes au tracé incohérent, signe d'une profonde réflexion, où les jambes, laissées à elles-même, avaient pris des directions aléatoires, quiconque l'eût vu eût pu déceler dans ses yeux, très sombres, une pensée des plus intenses : ce petit bout d'homme s'apprêtait à prendre une décision, tout à coup arrêté net dans la pose immortelle d'un Renan. Cela dura quelques instants, puis, tout à coup, un éclair vif traversa ce regard acéré et froid, et, après avoir tourné son visage vers le ciel, comme pour le prendre à témoin, il s'en retourna vers chez lui.

À compter de ce moment, il devint, brusquement et sans aucune raison, l'être le plus affable et le plus apprécié qu'on puisse imaginer. Tout à coup plein de prévenances pour ses camarades, joueur, enfantin en un mot, étalant un irrésistible charisme devant tout un chacun, séducteur même, faisant preuve dans la mesure nécessaire de ce bon sens un peu sot que nous aimons à trouver chez les autres, parce que nous ne nous en sommes jamais débarrassés nous-mêmes, il fut en peu de temps aimé et populaire. À douze ans, il régnait en maître, de façon insensible et délicate, sur un large cercle de jeunes gens et de jeunes filles.

Cela dura jusqu'à sa sortie du collège, pour l'université, à seize ans. Il disparut alors subitement. Ses parents n'eurent jamais plus aucune nouvelle de lui ; il ne garda le contact avec aucun de ses anciens amis ; une jeune fille avec laquelle il entretenait une relation, qui du point de vue de cette naïve créature, présentait toutes les formes d'un grand amour partagé, n'eut pas même l'aumône d'un mot d'adieu. Il avait, par des moyens inconnus, réussi à rassembler une petite somme d'argent, et, alors qu'il partait en apparence pour Moscou, il s'était embarqué sur un vol pour les États-Unis, muni de faux papiers qu'il avait achetés depuis un certain temps – comment un adolescent de son âge avait-il pu... ? Mystère. 

(À suivre) 

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