vendredi 3 janvier 2014

Sonja, 3

     Instant intense s'il en est ; une contemplation partagée et la lente montée mystique dans deux cœurs battant à l'unisson d'un sentiment d'éternité devant les plus immortelles des grâces que dispense la nature. Face à cet éclat pâlissent, soudain devenues superficielles et fugaces, les plus voluptueuses amours et les étreintes les plus passionnées.

     Mais, à cet instant, si les fibres les plus profondes de mon être tendaient à l'amour, mon esprit, emporté dans des mondes trop éthérés, volait bien loin au-dessus de ces choses. D'ailleurs, naïf encore, je croyais alors qu'aimer n'était qu'une fallacieuse sublimation d'instincts animaux, et je le rejetais comme tel, n'ayant pas poussé ma réflexion jusqu'à l'étape suivante, à savoir « et quand bien même ?.. ».

     Nous parlâmes encore, en nous dirigeant vers la sortie du parc, de choses et d'autres, et, en la quittant, trop orgueilleux, me voulant trop désintéressé pour demander à la revoir, je me contentai, refoulant la souffrance que cela me causait, de la saluer poliment, presque froidement, et de m'en aller sans jeter un regard en arrière. J'eus tout de même le temps d'apercevoir, dans un imperceptible frémissement de ses lèvres, qu'elle s'apprêtait, peut-être, à me faire cette même demande ; mais elle se retint, et dans ses yeux doux passa un reflet mélancolique et triste.

     Je ne réussis pas à trouver le sommeil, cette nuit-là ; rongé que je l'étais par un regret poignant, j'en venais à haïr ce que j'avais longtemps pris pour une force, à savoir cette capacité de refouler mes impulsions et d'agir, dès lors qu'il s'agissait d'une femme envers laquelle je me sentais un tant soit peu d'attirance, comme si j'avais été le pire des mufles. Je me fis mille promesses de ne pas renouveler, si je la revoyais jamais (et l'idée que je pouvais ne plus la revoir me fit tout à coup tressaillir de douleur), cette conduite qui ne pouvait que me conduire de remords en remords – quoique sachant bien que j'étais incapable de tenir cette résolution. Finalement, à l'aube, je réussis à m'assoupir, en traçant du doigt, dans un semi-sommeil, les lettres de son prénom sur le bois de ma table de chevet : Sonja. Juste avant de sombrer dans l'inconscience, j'eus, vive et fugace, une pensée étrange : quoique je fusse certain que tel était son nom, je ne me souvenais pas qu'elle me l'eût donné à aucun moment... Cette pensée, cependant, disparut aussitôt, et je m'endormis.





     Huit jours plus tard, alors que je marchais en ville, sans but précis, les yeux mi-clos, écoutant, autour de moi, le bruit des nombreux pieds qui froissent le pavé – talons hauts au son cristallin, claquements secs et rapides des souliers vernis, bottes à la lourde résonance, léger bruissements des ballerines... – je me retrouvai, sans comprendre comment, devant la grille de ce parc. Je décidai d'y entrer, sans vouloir m'avouer que j'avais l'espoir d'y recueillir, peut-être, quelques fragrances de son parfum, quelques vagues échos de sa voix, résonnant entre les arbres brutalement dénudés (un froid rigoureux était descendu sur la ville pendant la semaine passée), ou encore quelques reflets de son harmonieuse silhouette, ombres glissant sur le tapis épais des feuilles mortes.

     Je passai par la serre qui se dressait au centre, où, anachroniques, solitaires et comme tristes d'être enfermées sous ces vitres brunies de moisissure, se fanaient ci et là des orchidées, deux cactus et quelques touffes de roses du désert. Machinalement, je cueillis l'une de ces dernières, et, la faisant tournoyer entre mes doigts, les mains croisées derrière le dos, je me dirigeai vers le fond du parc.

     Et, tout à coup, elle était là, en l'espace d'un clignement d'yeux, comme apparue sur ce banc, au détour du sentier. À vrai dire, elle semblait m'attendre – c'est la remarque que je me fis, intérieurement, avant de me rendre compte que j'avais un problème bien plus important. En effet, elle venait de lever les yeux, et un sourire avait illuminé son visage en m'apercevant ; elle se levait déjà pour me saluer, et j'eus l'idée – stupide, à vrai dire – que si je sortais de derrière mon dos ma main qui tenait une fleur, elle pourrait interpréter cela de façon erronée. Pourtant, je ne savais qu'en faire ; j'étais sûr qu'à cette distance, si je tentais de la jeter discrètement de côté, elle me verrait, et, sans que je puisse m'expliquer pourquoi, je sentais qu'il ne le fallait pas.

     J'essayai donc un compromis, en lui tendant la main droite, et en gardant la gauche, avec la fleur, dans mon dos. J'eus à peine le temps de m'interroger sur l'éclat mutin qui étincelait dans ses yeux, que, déjà, elle passait derrière moi en un mouvement vif et, ôtant de ma main la rose des sables, la glissait dans ses cheveux – qu'elle portait longs, lâchés sur les épaules, et oscillant du châtain au blond vénitien, en passant par le brun, teintes qui m'évoquaient vaguement quelque chose comme une féerie automnale. J'étais stupéfait, et mon visage devait éloquemment exprimer cette stupéfaction car, s'étant replacée face à moi, elle éclata de rire – mais un rire léger, devant lequel il était impossible de s'offusquer, un rire qui tenait à la fois du chant de la mésange et du bruissement lointain des eaux d'un torrent. Je ne pus que rire à mon tour, et, la glace ainsi rompue,nous engageâmes une conversation, cette fois sur l'Art, sujet riche s'il en est.

(À suivre)

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