vendredi 7 février 2014

L'abîme des nuits



Il se tenait debout, fermement, au beau milieu de l'abîme des nuits, et, à travers lui, là où passait la lueur de la lampe, on pouvait voir ce qui le soutenait et le faisait se tenir si droit et si beau ; c'était un grand rêve, ondoyant et confus, qui nageait comme un serpent d'eau dans son âme. L'horloge égrenait lentement le chapelet des heures, officiait le temps, et l'homme demeurait, voulant à toute force être ce roc impassible contre lequel se seraient brisées les vagues des siècles. Son regard examinait fixement les murs, puis l'armoire, puis le bureau, revenait à la porte, et repartait ; et c'était comme le fanal puissant d'un phare, qui donnait vie aux objets sur lesquels il se portait. Lorsqu'il fixait la fenêtre, il l'interrogeait, et la fenêtre, toute surprise de cette vie qui lui avait soudain été accordée, restait d'abord muette, perdue dans l'étonnement de sa conscience toute nouvelle, puis, rougissante, elle balbutiait quelques mots indistincts ; mais déjà, il sifflait dédaigneusement entre ses dents, tournait son regard, et la vitre, privée du magique faisceau, retombait dans son inanité de chose. Et il jouait ainsi avec les choses, l'une après l'autre, et si je sentais qu'il fuyait, avec ce regard comme une girouette, un vent trop fort, un appel trop lointain et douloureux, je ne voyais pas ce remords, je n'entendais pas ce cri. Jusqu'à ce qu'enfin je comprenne ; il portait en lui, sous le serpent, une bête fauve, noire striée de rouge, et cette bête réclamait quelque chose comme la mer, pour y noyer le trop grand besoin d'amour qu'elle avait ; et c'était une guerre de chaque instant entre la bête et le serpent du grand rêve, et l'homme contemplait ce combat, triste parce qu'il eût voulu qu'ils fassent tous deux la paix entre eux et avec lui, et qu'à eux trois, ils fassent voile vers les étendues de son rêve, naviguant inlassables sur une mer d'émotions, chaude et odorante. Et c'est pour cela qu'il en appelait aux choses, parce qu'il lui semblait sans doute qu'elles pourraient être les médiatrices de cette terrible douleur, et puis parce que, je le savais, il voyait dans leurs angles fixés, et dans le profil mystérieux des bois, les ornementations géométriques sur les meubles, il voyait là un visage, un visage très fort et très doux, d'où s'échappait un regard clair comme la lueur de la lune, et entouré d'une brise de cheveux longs et polycolores ; ce visage, c'était la figure de sa paix, et c'est pour cela que les ailes de ses cheveux étaient gorgées de lumière, comme celles d'une colombe. Elle existait sans doute, quelque part dans le monde, cette messagère de paix, créée pour porter dans son âme, à lui, la douceur qui lie les hommes, et les jette tout entiers vers un but invisible et lointain, mais il ne savait comment la trouver, et cela ne lui paraissait pas une bonne idée que d'aller sur la grève du monde, et, à genoux dans le sable, de demander humblement aux étoiles si elles ne l'avaient pas vue – ou, peut-être, l'avait-il déjà fait, et les étoiles ne savaient pas, mais cela, je n'y croyais pas, parce que, elles me l'ont dit, les étoiles n'ignorent rien de ce qui se passe dans les terres qu'elles éclairent.

Ce qui faisait qu'il était perdu, qu'il voguait, et que la bête au pelage fauve se battait toujours avec le serpent, et que son regard continuait de pirouetter entre les horizons limités de la pièce. Je me sentais triste, très triste, parce que je savais que tant qu'il n'aurait pas trouvé l'oiseau de son bonheur, son rêve se perdrait en combats éternels, et que jamais, jamais, il ne pourrait prendre son essor, et couvrir le monde des hommes avec ses grandes plumes douces, puis se relever et partir vers l'au-delà, heureux d'avoir adouci par ses caresses les reliefs de toutes les vies ici-bas. J'entendais monter le chant muet de la douleur, et quelque part, un musicien très talentueux pinçait mélancolique un rayon de soleil, pour en tirer une complainte aussi déchirante que l'était cette douleur, et comme une maladie, sur les ailes de la mélodie le désespoir parcourait le monde, et tous ceux d'entre les hommes qui n'étaient pas protégés par l'étau du sommeil sentaient en eux l'envie solitaire d'un amour, et ils pleuraient, tous – et les étoiles attristées regardaient leurs enfants, dans toute l'étendue de leur affliction, et ne savaient que faire.

Cette scène dura longtemps, et comme le temps, respectueux devant le deuil que tous portaient, avait accepté d'arrêter un moment sa course, et de laisser reposer les orbes véloces qui tiraient son pendule de feu, cela dura une éternité ; quand, emplie d'une compatissante mansuétude et pourtant contrainte de blesser les cœurs saignants, l'horloge relança à contrecœur son contrepoids de bronze, le jour se levait déjà.

Ce fut tout à coup comme l'extinction d'un feu d'artifice, après qu'au loin se soient dissipées les dernières fumées, quand le jour jaloux vient reprendre possession de l'univers, chassant impitoyable les songes alanguis, et restaurant les contours durs et bruts des formes, et les strictes couleurs qui font mal. Le feu souterrain de l'homme s'éteignit brutalement ; le serpent et la bête fauve disparurent dans les replis des chairs et des organes ; le dieu qui trônait dans son regard s'évanouit, et il redevint cet animal bipède et vil, cahotant à travers les lieux communs, qu'il semblait n'avoir jamais cessé d'être. Enfilant son manteau, d'un geste lent et désabusé, comme écrasé sous le poids de ce joug qu'il endossait aube après aube, il sortit de la pièce, expirant les dernières paillettes de la nuit en un long soupir morne, avant que de fermer derrière lui la porte.

Je me roulai en boule pour dormir, sachant qu'il restait, quoique cachés dans l'intime substance des choses, tous les éléments de la grandeur qui venait de s'éteindre, et que douze heures plus tard, celle-ci remonterait vers l'infini, léchant le toit des idées avec sa grande langue de flammes, et je ne voulais pas manquer ce spectacle. D'autant que, je le crois encore, un jour la paix sera faite, un jour l'oiseau viendra, et ce jour-là sera l'harmonie de tous les accords, le final sublime du feu d'artifice, et j'espère dans l'ombre le frémissement dernier des myriades de violons qui chanteront cet instant.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire