Il
se tenait debout, fermement, au beau milieu de l'abîme des nuits,
et, à travers lui, là où passait la lueur de la lampe, on pouvait
voir ce qui le soutenait et le faisait se tenir si droit et si beau ;
c'était un grand rêve, ondoyant et confus, qui nageait comme un
serpent d'eau dans son âme. L'horloge égrenait lentement le
chapelet des heures, officiait le temps, et l'homme demeurait,
voulant à toute force être ce roc impassible contre lequel se
seraient brisées les vagues des siècles. Son regard examinait
fixement les murs, puis l'armoire, puis le bureau, revenait à la
porte, et repartait ; et c'était comme le fanal puissant d'un
phare, qui donnait vie aux objets sur lesquels il se portait.
Lorsqu'il fixait la fenêtre, il l'interrogeait, et la fenêtre,
toute surprise de cette vie qui lui avait soudain été accordée,
restait d'abord muette, perdue dans l'étonnement de sa conscience
toute nouvelle, puis, rougissante, elle balbutiait quelques mots
indistincts ; mais déjà, il sifflait dédaigneusement entre
ses dents, tournait son regard, et la vitre, privée du magique
faisceau, retombait dans son inanité de chose. Et il jouait ainsi
avec les choses, l'une après l'autre, et si je sentais qu'il fuyait,
avec ce regard comme une girouette, un vent trop fort, un appel trop
lointain et douloureux, je ne voyais pas ce remords, je n'entendais
pas ce cri. Jusqu'à ce qu'enfin je comprenne ; il portait en
lui, sous le serpent, une bête fauve, noire striée de rouge, et
cette bête réclamait quelque chose comme la mer, pour y noyer le
trop grand besoin d'amour qu'elle avait ; et c'était une guerre
de chaque instant entre la bête et le serpent du grand rêve, et
l'homme contemplait ce combat, triste parce qu'il eût voulu qu'ils
fassent tous deux la paix entre
eux et avec lui, et qu'à eux
trois, ils fassent voile vers les étendues de son rêve, naviguant
inlassables sur une
mer d'émotions, chaude et odorante. Et
c'est pour cela qu'il en appelait aux choses, parce qu'il lui
semblait sans doute qu'elles pourraient être les médiatrices de
cette terrible douleur, et puis parce que, je le savais, il voyait
dans leurs angles fixés, et dans le profil mystérieux des bois, les
ornementations géométriques sur les meubles, il voyait là un
visage, un visage très fort et très doux, d'où s'échappait un
regard clair comme la lueur de la lune, et entouré d'une brise de
cheveux longs et polycolores ; ce visage, c'était la figure de
sa paix, et c'est pour cela que les ailes de ses cheveux étaient
gorgées de lumière, comme celles d'une colombe. Elle existait sans
doute, quelque part dans le monde, cette messagère de paix, créée
pour porter dans son âme, à lui, la douceur qui lie les hommes, et
les jette tout entiers vers un but invisible et lointain, mais il ne
savait comment la trouver, et cela ne lui paraissait pas une bonne
idée que d'aller sur la grève du monde, et, à genoux dans le
sable, de demander humblement aux étoiles si elles ne l'avaient pas
vue – ou, peut-être, l'avait-il déjà fait, et les étoiles ne
savaient pas, mais cela, je n'y croyais pas, parce que, elles me l'ont dit,
les étoiles n'ignorent rien de ce qui se passe dans les terres
qu'elles éclairent.
Ce
qui faisait qu'il était perdu, qu'il voguait, et que la bête au
pelage fauve se battait toujours avec le serpent, et que son regard
continuait de pirouetter entre les horizons limités de la pièce. Je
me sentais triste, très triste, parce que je savais que tant qu'il
n'aurait pas trouvé l'oiseau de son bonheur, son rêve se perdrait
en combats éternels, et que jamais, jamais, il ne pourrait prendre
son essor, et couvrir le monde des hommes avec ses grandes plumes
douces, puis se relever et partir vers l'au-delà, heureux d'avoir
adouci par ses caresses les reliefs de toutes les vies ici-bas.
J'entendais monter le chant
muet de la douleur, et quelque part, un musicien très talentueux
pinçait mélancolique un rayon de soleil, pour en tirer une
complainte aussi déchirante que l'était cette douleur, et comme une
maladie, sur les ailes de la mélodie le désespoir parcourait le
monde, et tous ceux d'entre les hommes qui n'étaient pas protégés
par l'étau du sommeil sentaient en eux l'envie solitaire d'un amour,
et ils pleuraient, tous – et les étoiles attristées regardaient
leurs enfants, dans toute l'étendue de leur affliction, et ne
savaient que faire.
Cette
scène dura longtemps, et comme le temps, respectueux devant le deuil
que tous portaient, avait accepté d'arrêter un moment sa course, et
de laisser reposer les orbes véloces qui tiraient son pendule de
feu, cela dura une éternité ; quand, emplie d'une
compatissante mansuétude et pourtant contrainte de blesser les cœurs
saignants, l'horloge relança à contrecœur son contrepoids de
bronze, le jour se levait déjà.
Ce
fut tout à coup comme l'extinction d'un feu d'artifice, après qu'au
loin se soient dissipées les dernières fumées, quand le jour
jaloux vient reprendre possession de l'univers, chassant impitoyable
les songes alanguis, et restaurant les contours durs et bruts des
formes, et les strictes couleurs qui font mal. Le
feu souterrain de l'homme s'éteignit brutalement ; le serpent
et la bête fauve disparurent dans les replis des chairs et des
organes ; le dieu qui trônait dans son regard s'évanouit, et
il redevint cet animal bipède et vil, cahotant à travers les lieux
communs, qu'il semblait n'avoir jamais cessé d'être. Enfilant son
manteau, d'un geste lent et désabusé, comme écrasé sous le poids
de ce joug qu'il endossait aube après aube, il sortit de la pièce,
expirant les dernières paillettes de la nuit en un long soupir
morne, avant que de fermer derrière lui la porte.
Je
me roulai en boule pour dormir, sachant qu'il restait, quoique cachés
dans l'intime substance des choses, tous les éléments de la
grandeur qui venait de s'éteindre, et que douze heures plus tard,
celle-ci remonterait vers l'infini, léchant le toit des idées avec
sa grande langue de flammes, et je ne voulais pas manquer ce
spectacle. D'autant que, je le crois encore, un jour la paix sera
faite, un jour l'oiseau viendra, et ce jour-là sera l'harmonie de
tous les accords, le final sublime du feu d'artifice, et j'espère
dans l'ombre le frémissement dernier des myriades de violons qui
chanteront cet instant.
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