vendredi 14 février 2014

Le vieil homme et la terre



Le vieil homme et la terre





La nuit brillait au-dehors lorsqu'il ouvrit les yeux. Elle était venue le caresser dans son lit, et de sa main lustrée elle avait cogné contre son cœur endormi, comme pour lui délivrer un message. Ce message, il le savait confusément, c'était l'appel des bois, et de l'air frais qui couvrait le plateau, et des odeurs qui étaient figées dans les rameaux des arbres.

Il se leva presque aussitôt, parce qu'il était trop vieux pour s'offrir le luxe de remettre au lendemain cet appel, et parce qu'il pressentait comme le bourgeon d'un espoir entre les silencieux murmures. Quelque chose en lui attendait depuis toujours un instant semblable à celui-ci, un de ces instants comme on peut n'en jamais croiser dans une vie entière, et il importait peu qu'il vienne, tardif, au crépuscule, puisqu'il pouvait jeter de la lumière aussi bien sur son passé que sur son présent. Rejetant de côté la couverture de laine, il enfila lentement le pantalon de toile usé, puis les hautes chaussettes, puis la chemise de coutil, où était inscrite, entre les taches et les accrocs, toute l'histoire des années de labeur – il aimait à porter franchement, sur sa poitrine, ce long récit.

Ses os craquèrent, comme une branche d'arbre sous le vent, quand il se redressa de toute sa haute taille, et ses cheveux gris frôlaient les poutres qui couraient au plafond. Il les enserra entre ses mains, larges et vigoureuses encore, pour sentir le souvenir de la sève, dans ces vaisseaux asséchés longtemps auparavant, et qui pourtant vivaient encore. Il se demandait si, lorsque ses os reposeraient dans la terre, il se souviendrait aussi du sang qui avait couru un temps en lui.

Aussitôt la porte franchie, il aspira longuement, avec délices, le souffle calme de la nuit. Il se sentait mieux d'avoir moins de son air d'humain en lui, et plus de cet air-là, noir et riche, qui roulait en fracas de tonnerre dans ses poumons, et il lui semblait que s'il pouvait n'être plein que de cela, il se fondrait dans la nuit, et comme elle il deviendrait invisible, infini et éternel, tournant folâtre autour du globe, portant en son sein le silence des sages et les étincelles qui dansent dans les yeux des jeunes filles.

En étendant la main droite, sans regarder, il toucha le bois de l'araire, qui dormait là, et il la sentit frémir dans son réveil – et elle aussi devait avoir reçu le message, car elle tendit aussitôt ses muscles noueux, pleine de bonne volonté et de l'envie d'aimer la terre en larges sillons noirs et gras.

« – Bonne bête... » et il la flatta du plat de la main, comme on flatte les naseaux d'un bel étalon, quand il hennit, plein de joie, vers l'horizon lointain.


Ils se mirent tous deux au travail, un travail fait de caresses qui passaient des mains de l'homme au soc d'acier noir, et du soc à la terre, qui s'entrouvrait en gémissant doucement. De cette façon, lentement et régulièrement, ils tracèrent sept sillons, chacun de cinquante pas de long, et c'étaient autant de sourires sous le regard pensif des étoiles. Le vieil homme, cependant, laissait ses bras faire le travail – ils le savaient mieux que lui –, et il tournait son regard là-haut, vers la forêt, plein d'espérance, car il avait entendu quelques saccades dans les trilles des rossignols, et deux ou trois fausses notes dans les halètements des arbres, et il savait que quelqu'un venait.

Tout à coup, il apparut (comme s'il avait déjà été là, depuis longtemps, et qu'il n'avait fait que se rendre visible), debout, au bout des sillons, à la lisière du champ, dressé majestueusement devant l'orée des bois. C'était une haute silhouette flottante, aux contours indécis, douce et profonde comme une ombre, et, à le voir, on sentait que cet homme-là s'était longtemps rempli de l'air de la nuit, et qu'il connaissait beaucoup de ses secrets.

Il marcha vers le vieillard, déployant à chaque pas toute l'étendue de sa grâce et de sa force, s'enfonçant à peine dans le sol puis remontant aussitôt, comme une frégate racée court sur les vagues, et, à le voir, le vieil homme sentait encore plus lourdement le poids de son âge et de sa peine.

Quandil ne fut plus qu'à quelques mètres, il s'arrêta, et, tout comme un navire fait feu de tous ses canons pour saluer le port, il lâcha les trente-deux bordées de son sourire. Sous le fracas de ce sourire, le monde se figea un instant ; la nuit, reconnaissant son enfant, se fendit d'une révérence ; les oiseaux brisèrent çà leurs chants ; et le vent lui-même s'arrêta un moment de courir, stupéfait.

Car son sourire, c'était... c'était le baume qui aurait soigné les plaies du soleil, c'était la caresse qui aurait apaisé l'océan ; c'était la joie de la nature, mystérieuse et compatissante, et, sous le feu de ce sourire, les peines du vieil homme se roulèrent en boule, tout au fond de ses entrailles, comme dans un terrier, et il se sentit libéré.

Élégamment, naturellement, il s'assit, là, dans la terre, laissant flotter tout autour de lui les larges plis de sa limousine bleue, et, par un ample geste, comme un prince ecclésiaste lourdement chargé de sagesse et de noblesse, il invita le vieil homme à s'asseoir à côté de lui.

Il savait qu'il y avait grand besoin de remèdes, et tout comme un médecin ne perd pas de temps lorsqu'il voit la plaie béante, il entama un chant, avec les mots qui soignent. Cela commença ainsi, et il prenait familièrement l'univers à témoin, avec de grandes caresses vagues vers l'infini étoilé :

« Vois-tu, dans le ciel, lorsque vient le matin, l'aube s'ouvre à l'est, comme une grande fleur rouge, et elle étend lentement, comme une femme se dénude, ses corolles de lumière, jusqu'à en avoir empli notre monde. Puis, au soir, l'horizon, fatigué de sa longue marche en avant, trébuche dans le crépuscule, et le sang rouge du monde flotte à l'ouest, puis vient la nuit. Ainsi coulent les jours, et la terre le sait jusqu'au plus profond de sa chair. »

Il dit, et il s'arrête, pour laisser les mots sortis de sa bouche rouler jusqu'aux oreilles du vieil homme, et tremper son âme, comme on trempe dans l'eau fraîche un morceau de bois sec, afin de pouvoir le tendre, et en faire cet arc dont les flèches bondiront par-dessus toute l'étendue des plaines où danse l'herbe jaune.

« Tu dois te dire que je te répète là bien des choses que tu sais ; mais si tu les sais, tu ne les as pas souvent encore regardées de près, et tu jettes ton regard en-dehors, depuis le jour de ta naissance, avant que d'avoir compris les choses et les êtres qui s'agitent en toi, et de là viennent le manque et le malheur, reprit-il. Tu me diras encore que ce n'est pas en toi que se lève le soleil et se meurt le jour ; mais moi, je te dis que cela est en toi, comme l'est la marche des astres dans les cieux lointains. Il n'y a pas d'ancre au vaisseau de tes rêves, et il a vogué silencieux jusqu'au toit de l'univers, afin de parsemer la nuit de ses feux étoilés. »

« Dans les paroles que je jette au vent, il n'y a que peu de vérités ; mais les vérités, vieil homme, sont enfants de la terrible raison, et nulle joie ne naît de leur dispendieux étalage. Leur chemin est un sentier bardé d'épines, entrelacé de dards venimeux, et menant à l'abîme ; il est une autre voie, qui est celle des illusions et des contemplations infinies, plus douce et plus sûre. Mais il te faut comprendre que tout cela réside et demeure dans les temps de silence entre les mots. Tends l'oreille et surtout, entends-moi sans trop m'écouter, peut-être me comprendras-tu. »

« Il y a longtemps, j'ai reçu la visite d'une Dame, une de celles qui dansent sur les cordes du Temps et chantent la matière. J'étais alors ce jeune fou qui soupire après les bonheurs du roc, rêvant à toute force d'être pour lui-même un refuge de pierre, récif sur lequel se briseraient impuissantes les vagues des siècles. Je hantais une sépulture de bois résineux, où j'avais soigneusement enterré mes brasiers de jeunesse, et j'errais de tombe en tombe, inconsolable, les doigts crispés sur l'air innocent, en quête d'un coupable ou d'un juge. »

« Elle est venue, et elle n'était ni l'un, ni l'autre – elle était le bois souple qui se redresse derrière les tempêtes, elle était la résurrection des morts sur cette terre, elle était encore l'espoir et la poussière en tourbillons dans les rayons de lune. Sa main sur ma nuque, requête et récompense en un geste solitaire, j'ai tressé des crins jour et nuit, agenouillé dans la glaise tiède, au milieu des odeurs folâtres des amours et des saisons, voluptueuses violettes, astrale pureté du thym, larmes de déesse sur les brins frêles de l'hellébore ; j'ai dans ces cordes tendues caché mon orgueil et mon grand rêve, pour qu'on ne puisse jamais plus me les arracher. Au sixième jour de mon travail, j'ai relevé la tête (midi dardait alors son heure de feu dans toutes les ordonnées) et j'ai vu une jeune femme, debout à quelques pas de moi, fixe – dans ses yeux flamboyait une épée sombre, forgée avec toute la haine des hommes. C'est alors que j'ai connu le prix de ma rédemption – méprisante jalousie dans les regards, que mon âme leur reste irrêvée, invisible à tous, puis les lectures par milliers erronées de mon cœur (ils parlent contre moi de vanité, car ils ont toujours vécu au milieu des chiens, et les volitions du grand loup solitaire leurs sont inconnues) ; crois-tu, toi, que le grand loup solitaire hurle à la lune pour être entendu des autres ? Ne savez-vous donc pas qu'il n'y a là que son tête-à-tête avec l'immatériel, et que vous ne recevez de sa grande dispute que de faibles échos ? »

« Il a fallu ensuite un long travail, et m'entourer de maints compagnons – j'ai convoqué la joie rugissante, la sagesse sauvage de l'ermite allemand, le toucher furieux et doux des amants, et, enjambant les vallons, les collines, traversant les forêts, allant à travers les plaines où règne le mistral, j'ai cueilli des saveurs tout au long du voyage, ramassant celles trop discrètes, ignorées et laissées pour compte dans les fossés, mon œil incessamment dardant ses regards vers les haies d’aubépines qui flanquaient le sentier. »

Tirant de sous sa large houppelande une fine cithare, dans le ventre de laquelle s'agitaient des souffles de tempête et des sifflements d'alizés, il se mit à en pincer les cordes, et ses doigts entamèrent une danse, lingham d'ardentes nuées où roulaient l'Univers, la naissance des choses, leur fin et leur éternel recommencement. Ici l’œuvre des mots prend fin, car il n'est pas en eux de puissance suffisante pour exprimer le tonnerre, s'il se décidait subitement à emprunter la voix claire d'une vierge.

Toujours est-il qu'à l'aube, le vieil homme rendit l'âme, et que, son dernier soupir exhalé, alors que la brise emportait encore au loin quelques notes cristallines, ses lèvres froides se figèrent en un immortel sourire. L'Errant, se relevant, ferma les yeux du défunt, afin que nul ne puisse y voir le reflet de Son passage. Puis, enfilant sa démarche légère, respirant à pleins poumons l'odeur des longues traversées, il se remit en route vers l'Est, après avoir un temps interrogé du regard le lever héraldique du soleil. Derrière lui, souriant toujours, le corps du vieillard reposait, paisible, comme plongé dans un long et profond sommeil.



Jérôme, 14 février 2014

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