Il y a là une grande forêt où
flottent des paroles, lourdes de sens et surprenantes, torrentielles
et inaudibles à travers le vacarme de leur multitude. Un jeune
regard les interroge, un regard grave comme les yeux d'une tombe,
mais si jeune !.. si jeune que la tempête ne s'est pas encore
calmée, qui gronde en lui, venue, venue d'avant !.. si jeune
que la tempête qui gronde et fait rage au-dehors, venant tout droit
des profondeurs immenses de la forêt – qui s'étend à perte de
vue – ne lui fait pas peur. Il ne sait pas, ce jeune regard, ce que
c'est que la mort ; et peut-être, protégé de toutes parts par
les remparts que lui fait son ignorance, pourra-t-il ne jamais
mourir.
Il fixe le vent, curieux. Qu'est-ce
que cette colère qui se déchaîne dans l'air, cette soudaine fureur
du vent ? Est-ce parce qu'il aime tant les vieux arbres
majestueux qu'il les ploie jusqu'à les briser presque ?
Nadiaïevna, la fille de la vieille femme, est avec lui comme ce vent
est avec les hauts sapins mélancoliques, et lui aussi est comme ces
rameaux qui se tournent et se retournent en tous sens en gémissant,
girouettes soumises aux forces de la grande colère qu'est le vent.
Il lui dira, à Nadia, il lui dira. Il sait maintenant la raison des
cris et des coups, des haines et des larmes. C'est – et en cet
instant le jeune regard se sent toucher le fond, les soubassements du
monde qui l'a toujours entouré et qui lui a toujours échappé –
c'est que tous s'aiment, mais ne peuvent se fondre l'un en l'autre,
et le dépit qui naît de l'amour insatisfait, c'est cela, et cela
seul, qui engendre la colère et la douleur. Il ouvrira ses petits
bras et ses grands yeux, donc, à Nadia, et elle se calmera, et elle
cessera les coups et les hurlements tout le long du jour, hurlements
que l'habitude a si bien dénués de sens qu'ils ne sonnent plus que
comme une longue et vague mélopée, une sorte de tradition, la vie
dans ces cœurs frustrés et jetés les uns vers les autres.
Soudain, jailli des ombres et plus
noir qu'elle, sorti du vent et plus furieux que lui, un grand corbeau
noir, presque plus grand, avec ses ailes étendues, que l'enfant,
vient s'abattre, en un grand fracas de plumes, dans la neige à ses
pieds. Il ne bouge plus, et très vite, la neige commence à le
recouvrir. Surpris, le jeune regard se penche sur l'oiseau si
subitement immobile. Des faisceaux de pensées caressées, entrevues,
pas même exprimées, se meuvent derrière les grands yeux. Il a le
pressentiment de s'être trompé, et que peut-être c'est dans le
grand fracas des plumes et le silence qui a suivi qu'est le mystère
et la raison des cris et des coups, des colères et des chagrins, et
des stridentes mélopées de Nadia. Il ne sait pas, il ne sait plus.
Il reste là, il fixe le ciel, et cette fois-ci il a peur, une peur
sans fondement ni but, qui se contente, sans se dévoiler, de sourdre
lentement au fond de lui-même. Il ne bouge plus ; mais il est
devenu mortel, et le vent et la grande forêt ne le reconnaissent
plus, ni le froid, qui s'attaque à lui – le froid qu'il aimait
tant !.. et il fuit vers les maisons et le village, et vers les
cris de Nadia, qui maintenant l'effraient moins que la grande forêt
et la fureur de l'air qui se jette à bras-le-corps sur les arbres et
sur le sol, et qu'il ne comprend pas... qu'il ne comprend plus...
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